Théâtre - Critique

Festival Odyssées en Yvelines 2024 : six créations pour la jeunesse qui font théâtre du réel

Festival Odyssées en Yvelines 2024 : six créations pour la jeunesse qui font théâtre du réel - Critique sortie Théâtre Yvelines Théâtre de Sartrouville et des Yvelines


Théâtre de Sartrouville et des Yvelines / festival jeunesse

· Malik le Magnifik
Théâtre – dès 8 ans
Texte et mise en scène Abdelwaheb Sefsaf

Stéphanie Schwartzbrod et Malik Richeux dans Malik le Magnifik © Christophe Raynaud de Lage

À la tête du Théâtre de Sartrouville et des Yvelines depuis janvier 2023, Abdelwaheb Sefsaf crée à l’occasion de cette 14e édition d’Odyssées en Yvelines Malik le Magnifik. Un conte initiatique touchant, où le violon de Malik est un fabuleux instrument d’émancipation. Bien accompagné par Stéphanie Schwartzbrod, Malik Richeux y est magnifique ! 

Voilà un conte extraordinaire, plein de surprises, douleurs et joies, qui chemine depuis l’inconnu d’un abandon jusqu’au lien fort et complexe de l’adoption, jusqu’à la découverte d’un violon pêché dans la mer qui se fait libérateur autant que consolateur. Le plus extraordinaire sans doute, c’est que dans cette histoire tout est vrai à part la pêche miraculeuse. Le héros s’appelle donc bien Malik, né sous X dans un bidonville de Nanterre où vivaient une multitude d’immigrés dans des gourbis rafistolés, Malik adopté par un père breton et une mère originaire des Pyrénées, apparentés dans la pièce à un couple de pêcheurs. Il est vrai que Malik est magnifique, tant sa quête est belle, touchante, à la recherche d’une mère qui l’a mis au monde puis aussitôt quitté, dont l’absence immense emplit son cœur de questions sans réponse. « La musique est mon chemin jusqu’à toi, ma musique c’est le cadeau d’un fils à sa mère » dit-il.

La musique, un langage qui brise le carcan du manque

Né nu, sans héritage, Malik invente et façonne son identité grâce à la musique. Objet de son attention et instrument d’émancipation, le violon le révèle à lui-même et le révèle aux autres. Interprète de son histoire, Malik Richeux est aujourd’hui un violoniste reconnu, compositeur, co-fondateur du groupe de jazz manouche Latcho Drom, collaborateur de longue date d’Abdelwaheb Sefsaf. Malik cosigne ici la musique avec Georges Baux. Dans une scénographie de Souad Sefsaf, cabane bricolée qui agence des panneaux colorés évoquant la mer et l’enfance, avec pieuvre, baleine, gouvernail et rideau doré, Malik est accompagné par la comédienne Stéphanie Schwartzbrod, qui interprète la mère, mais aussi se fait narratrice ou prend en charge la parole de Malik lors de confessions intimes. La partition ciselée célèbre le pouvoir de création de l’homme, sa capacité à se construire malgré les béances d’un passé douloureux. Certains arbres très beaux n’ont besoin que de peu de racines…

Agnès Santi

· Esquif (à fleur d’eau)
Théâtre/musique – Dès 8 ans
Texte et mise en scène Anaïs Allais Benbouali

Amandine Dolé (en fond) et Anissa Kaki © Christophe Raynaud de Lage

Prenant pour personnages la mer Méditerranée et le bateau Ocean Viking d’SOS Méditerranée, Anaïs Allais Benbouali raconte avec poésie et limpidité l’urgence de l’exil et ses terribles conséquences. Anissa Kaki et Amandine Dolé offrent admirablement corps et voix pour raconter l’innommable.

C’est une combine qui fonctionne : en donnant un corps et une voix à la mer Méditerranée (ceux d’Anissa Kaki), Anaïs Benbouali permet un espace de parole universel et émotionnellement neutre, qui prend le contre-pied des discours habituels sur le sujet de l’exil, très flous pour un jeune public. En sous-titre du texte est indiqué « Immersion à l’aveugle pour une mer et un violoncelle ». C’est en effet en masquant le regard des spectateurs que la metteuse en scène, qui a travaillé avec SOS Méditerranée, capte notre attention la plus totale et nous immerge sous l’eau pour écouter les histoires qui en proviennent.

28 000 morts ou disparus en Méditerranée depuis 10 ans

Cette mer, présentée comme un lien entre deux terres injustement considérée comme une frontière, s’auto-nomme un « monstre avaleur de vies ». Elle raconte celles et ceux qui ont sombré en elle, qu’elle a sans le vouloir privé de parole. Amandine Dolé prête sa voix et sa musique au bateau sauveteur Ocean Viking : « Il m’arrive de vous traverser pour secourir ceux qui risquent de se noyer en vous » indique-t-elle à la mer. C’est, contre toute attente, une relation d’une grande humanité qui s’installe devant nos yeux, qui permet de saisir divers enjeux et éléments de ces parcours parfois occultés par des chiffres et des statistiques. On apprécie tout particulièrement la prévention menée par Anaïs Allais Benbouali en amont de sa pièce, trigger warning important et trop négligé au théâtre : « Il est important de s’assurer du consentement de chaque spectateur potentiellement concerné à l’idée d’y être ramené par un biais artistique. » Hawa, Adama, Sarah, Ibrahim, Yara, Maimouna, sont grâce à cette pièce entendus au nom de tous les autres. Un travail d’une grande justesse.

Louise Chevillard

· Attractions
Cirque chorégraphique – Dès 6 ans
Conception, mise en piste et musique Florence Caillon

© Christophe Raynaud de Lage

Florence Caillon propose un sublime et captivant duo d’acrobatie en grande proximité avec son public. La relation entre les deux interprètes se joue des niveaux et des limites physiques pour nous proposer une valse circassienne des plus jolies.

Deux créatures vêtues de bleu-vert, visages face au sol, évoluent sur un plateau blanc qui laisse apprécier toute la précision des mouvements. Elles sautent, s’enroulent l’une sur l’autre, s’entortillent sur elles-mêmes. Se replient. Elles communiquent par le souffle, bientôt par le regard, jusqu’à ce que les niveaux d’acrobatie s’élèvent. Comme liés par un élastique invisible qui les éjecte et les rassemble aussitôt, les acrobates (en alternance : Théo Corre, Johanna Dalmon, Gabriel Dias, Maélie Palomo et Naloëne Berneron) font du sol un allié autant qu’un ennemi, le repoussant de toute leur force, mais n’hésitant pas à l’apprivoiser lors de sauts à la détente époustouflante.

Deux créatures liées inévitablement

C’est captivant. Souplesse et virtuosité réalisées en grande proximité (jusqu’à presque toucher les enfants assis autour du plateau qui, impressionnés, reculent d’un bond) composent cette drôle de valse qui ne ressemble à aucune autre. Les acrobaties sont celles que l’on connaît, une gestuelle circassienne élégante, en force et en délicatesse à la fois. « Leur seule issue est de trouver le bon moyen de vivre ensemble et de dialoguer pour mieux cohabiter » indique Florence Caillon. Finalement l’équilibre sera trouvé, mis en valeur par une création musicale somptueuse, qui fait tantôt piailler les mouettes, tantôt résonner des percussions, tantôt teinter des gouttes d’eau. Un petit poème circassien que l’on découvre avec bonheur.

Louise Chevillard

· Cette note qui commence au fond de ma gorge
Texte et mise en scène Fabrice Melquiot – dès 9 ans

Esmatullah Alizadah et Angèle Garnier © Christophe Raynaud de Lage

Dans cette histoire de rupture amoureuse entre Aref, musicien afghan réfugié en France, et Bahia, comédienne française qui l’a rencontré dans un centre d’accueil, la vraie vie imprègne la fiction. Fabrice Melquiot l’a écrite en s’inspirant du parcours du musicien Esmatullah Alizadah, issu de la minorité Hazara et originaire de Bamyan, dont le talent et le succès furent reconnus avant que l’effroyable répression des Talibans, revenus au pouvoir en 2021, le contraigne à l’exil. C’est lui qui signe la musique de la pièce, jouant notamment du dambura, un luth traditionnel, lui aussi qui interprète Aref, tandis que Bahia est incarnée par la talentueuse Angèle Garnier. Tous deux se présentent en début de spectacle, lui qui parle pachto, persan et anglais dans un français qu’il apprend encore à maîtriser. C’est elle qui porte l’essentiel du texte, un flot rageur qui claque comme du rap en exprimant le refus qu’Aref la quitte.

Une amoureuse qui enrage

La partition est structurée en trois mouvements nous dit-on, ou trois rounds : le premier est écrit en alexandrins, le deuxième en décasyllabes et le troisième dans une alternance entre alexandrins et décasyllabes. Bahia se révolte contre la rupture, tout entière tournée vers sa souffrance d’amoureuse tentant de ramener Aref dans son giron, laissant de côté les souffrances d’exilé d’Aref qui tente de se faire une place dans un monde qui ne l’attend pas. « Afghan, oui et alors ? Hazara mais encore ? Je toise ton exil avec des mots d’amour. » Portée avec fougue et intensité par Angèle Garnier, Bahia enrage dans une langue singulière, impétueuse et tranchante, emplie d’émotions contradictoires. Elle revient sur leur rencontre au sein d’un centre d’accueil et sur leur histoire, raconte aussi celle douloureuse d’Aref, tandis que lui s’exprime surtout par la musique. Notons que le riche et captivant spectacle, conseillé à partir de 9 ans, peut paraître plus adapté à des collégiens.

Agnès Santi

· Love à gogo !
Théâtre – Dès 13 ans
Texte, mise en scène et interprétation Marion Aeshchlimann et Benjamin Villemagne

Marion Aeshchlimann et Benjamin Villemagne dans Love à gogo ! © Christophe Raynaud de Lage

Marion Aeshchlimann et Benjamin Villemagne écrivent, mettent en scène et interprètent un spectacle destiné aux collégiens autour de la découverte de la sexualité.  

Co-fondateurs de la maison d’édition YOUPRON qui publie des parutions autour de la sexualité, formés auprès du Planning familial afin de pouvoir encadrer des jeunes sur les questions de vie affective et sexuelle, Marion Aeshchlimann et Benjamin Villemagne ont initié cette création suite à l’invitation d’Odyssées. À l’heure où la diffusion de la pornographie et les moyens du harcèlement se décuplent en ligne, où l’éducation à la sexualité demeure très inégale dans les établissements scolaires, où au sein des famille le sujet peut rester tabou, aborder la découverte de la sexualité sur une scène de théâtre est une excellente idée. Dans une chambre d’adolescent, le doudou Lapinou s’inquiète car Swan n’est pas rentré du collège. Ce dernier a oublié son téléphone, où les notifications se multiplient. De plus en plus inquiet, Lapinou le consulte et découvre un groupe WhatsApp où les ados se posent une foule de questions.

Communiquer pour créer et mieux comprendre

En costume peluche rose usé, Benjamin Villemagne interprète Lapinou, vieux doudou oublié sous le lit, sale et moche, qui téléphone à la main entreprend de répondre aux ados. Si le procédé louable permet de mettre au jour une multiplicité d’enjeux – les premières fois, le sentiment d’être nul, la contraception, une grossesse non désirée, le consentement, la pornographie, l’envoi en ligne d’images pornographiques, etc. –, il n’évite pas un certain didactisme et, inévitablement, expose un peu trop vite certains sujets particulièrement aigus, dont la violence de la jungle numérique. L’irruption de la mère de Swan, « daronne » survoltée qui pratique le MMA et boit un monster, met en jeu les difficultés de communication ainsi que les fragilités des adultes. Bien accompagné, le spectacle ouvre la précieuse possibilité de mieux comprendre ce que signifie le respect des droits sexuels.

Agnès Santi

· Le Chat sur la photo
Théâtre/magie – Dès 4 ans
Texte Antonio Carmona, mise en scène Odile Grosset-Grange

Marie-Camille Le Baccon et Guillaume Riant © Christophe Raynaud de Lage

Des jeux d’enfants et des soucis de grandes personnes : avec cette pièce, destinée au plus jeune public de cette édition d’Odyssées en Yvelines, Odile Grosset-Grange balaye l’imagination des tout-petits pour raconter les choses de la vie.

Ils jouent aux enquêtes pendant la journée, tremblent de peur la nuit. Anya (pétillante Marie-Camille Le Baccon) et son doudou, Froussard (Guillaume Riant assure dans son rôle de complice), décortiquent le monde à leur hauteur, c’est-à-dire celle d’une petite fille de quatre ans et demi. Son chat Ouistiti s’enfuit, est-ce à cause des bruits de la caserne des pompiers d’en face, ou des parents qui ne cessent de se disputer ? On ne saura pas grand-chose du chat, hormis qu’il finira en photo sur la table de nuit de la petite, pour compenser le manque et, pourquoi pas, les disputes des parents. « Pour dire certaines choses, on peut passer par raconter des histoires » indique Odile Grosset-Grange lors d’une rencontre à Odyssées à laquelle participent les artistes. C’est fait ici avec une belle efficacité.

Une pièce dynamique qui fonctionne

Une petite maison au centre du plateau fait office à la fois de coffre de jeu, de toit protecteur et de cachettes en tout genre. Des tours de magie disséminés çà et là dans la mise en scène rendent le tout captivant pour le petit public, fasciné par les cartons qui s’envolent et les objets qui disparaissent, masquant les bouleversements à l’œuvre dans l’environnement d’Anya. Si le thème de la disparition prédomine, c’est aussi une pièce qui se distingue des représentations habituelles (surtout dans les productions pour les plus jeunes), avec une petite fille déterminée, un doudou masculin, un père à l’écoute. On ne dévoilera pas la fin, mais les enfants du public rigolent et prennent la parole avant même les applaudissements, laissant un doux sentiment d’aboutissement et de réussite.

Louise Chevillard

 

À lire également, tous nos entretiens avec les artistes d’Odyssées en Yvelines 2024, ici.

A propos de l'événement


Festival Odyssées en Yvelines 2024
du mardi 23 janvier 2024 au samedi 23 mars 2024
Théâtre de Sartrouville et des Yvelines
place Jacques Brel, 78500 Sartrouville.

Tel : 01 30 86 77 79. www.theatre-sartrouville.com


Dates et lieux de représentations : https://odyssees-yvelines.com/calendrier/


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