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Théâtre

Shakespeare dans tous ses états

Shakespeare dans tous ses états - Critique sortie Théâtre
Shakespeare dans tous ses états

Publié le 10 septembre 2007

Complexes, équivoques et ambigus, tout en clairs-obscurs et en contrastes, les personnages de Shakespeare laissent deviner, dans le conflit entre raison et passion, monstruosité et angélisme, sublime et grotesque, toute l’ambivalence d’une humanité protéiforme. Pris dans les affres du rapport à l’autre, du pouvoir, de l’Histoire, ces héros de l’oxymore apparaissent comme des êtres en progrès, devenant ce qu’ils sont au fur et à mesure que se déploie leur parole. Le théâtre devient dès lors le lieu d’épanouissement ou d’affirmation d’une humanité en chantier, construite dans le texte de son propre récit, sous la houlette, cette saison, de metteurs en scène qui croisent ici leurs regards : Jean-François Sivadier, Ludovic Lagarde, Laurent Fréchuret, Declan Donnellan, Jacques Osinski, Adel Hakim et Gilles Bouillon.

 

Sivadier, Fréchuret, Osinski : un théâtre en quête d’humanité
Une interrogation essentielle traverse le corpus shakespearien : qu’est-ce qu’être un homme et quel chemin doit-on emprunter pour se rendre digne de cette définition ?

« Shakespeare analyse l’humain dans sa dimension intemporelle, universelle », affirme Jean-François Sivadier, qui monte Le Roi Lear en remarquant que cette pièce « ne relève pas d’un théâtre des idées mais d’une démonstration sensible sur l’humain ». Cette ouverture métaphysique d’un théâtre qui s’intéresse davantage à l’humanité en son essence qu’à son incarnation accidentelle apparaît comme une évidence aux différents metteurs en scène affrontant les incroyables vertiges du corpus shakespearien. Ainsi le remarque Laurent Fréchuret à propos du Roi Lear : « Ce grand voyage dans le temps et l’espace met en scène un personnage qui (…) demande : qu’est ce qu’un homme ? Il déconstruit un homme qui était roi pour interroger la condition humaine. (…) Même si Lear affronte la tempête et la folie, même s’il meurt à la fin, il aura affirmé à un moment, debout, nu dans la lande : je suis un homme, je veux être un homme et je ne veux pas être un mensonge, une étiquette ou un costume qui finalement m’étouffe. » Ce pourquoi le cheminement vers l’élucidation de soi est en même temps une quête d’humanité qui transcende la recherche individuelle : Jean-François Sivadier parle à cet égard de l’ « expérience initiatique » de Lear, « qui lui permettra d’atteindre la maturité, c’est-à-dire quand la vieillesse et l’enfance se confondent, quand l’homme est à la fois un enfant dans l’étonnement de sa venue au monde, et un vieillard parce que mortel. » De même Troïlus et Cressida, qui doivent apprendre à vivre « dans l’épreuve d’une prise de conscience douloureuse, celle d’avoir commis l’acte répréhensible de la trahison (…) doivent grandir encore et accéder à une certaine maturité. » dit Declan Donnellan ; élément que Jacques Osinski voit à l’œuvre dans Le Conte d’hiver en le comparant à La Tempête : « on y retrouve la sagesse, la sérénité d’un homme qui regarde avec tendresse tout le trajet d’une vie et la mort qui arrive. »

« Shakespeare analyse l’humain dans sa dimension intemporelle, universelle. » – J.F. Sivadier



Fréchuret, Donnellan, Hakim : une humanité entre le monstre et l’ange
Tentés par le sublime autant que par la fange, les personnages inventés par Shakespeare sont des êtres marqués au sceau de l’ambiguïté et de l’amphibologie.

Cette complexité d’une figure humaine qui dessine ses propres contours au fur et à mesure que se déploient son verbe et les effets de son action fait que les personnages échappent à la fixité stérile des taxons. Ils ne sont ni des types, ni des genres. Pas de monolithisme ni de manichéisme chez Shakespeare : « Le monstre et l’ange sont en nous. (…) Lear est un vrai champ de bataille à lui tout seul, où se battent des contraires. » dit Laurent Fréchuret. Ainsi, dans Troïlus et Cressida : « Shakespeare traverse chacune des grandes figures qui font les héros de la Guerre de Troie dans une approche très anti-héroïque (…) Shakespeare, en quelque sorte, s’emploie à « dégonfler » tous les personnages d’Homère. » affirme Declan Donnellan. Dès lors, comme le remarque Adel Hakim à propos de Mesure pour mesure : « que les personnages soient complexes et qu’aucun d’eux ne soit pur rend la pièce très subversive : on n’a pas les bons d’un côté et le mal de l’autre. Shakespeare pratique l’oxymore permanent et du coup évite tout jugement de valeur. Ce pourquoi il n’y a pas de morale chez Shakespeare mais des situations incroyablement humaines auquel le spectateur réagit avec ses propres contradictions. » 


Sivadier, Hakim, Bouillon, Osinski : enquête sur la mécanique des passions
Exilés de la raison, soumis à des forces qui les dépassent, les héros shakespeariens sont les marionnettes de forces qui les condamnent au déséquilibre.

La complexité des personnages shakespeariens est également due à l’irrationalité de ce qui les pousse. Ils « ne réagissent pas en fonction du passé, mais selon leurs pulsions. » remarque Jean-François Sivadier ; Adel Hakim ajoute : « chez Shakespeare, il n’y a pas d’amour mais du désir, des pulsions plutôt que des sentiments. La société est une jungle où rodent proies et prédateurs. Même les grands amoureux comme Roméo et Juliette sont des espèces d’animaux attirés les uns vers les autres de manière irrationnelle. Ce qui rend puissant ce théâtre, c’est cette biomécanique des pulsions exempte de psychologie qui anime des personnages d’une extraordinaire vitalité et dépourvus de réflexivité. ». Conception que complète Gilles Bouillon en considérant que Shakespeare est l’auteur d’un théâtre « non pas tant des pulsions mais des passions, de l’inconscient, des ténèbres qui nous habitent. Il n’y a pas de verticalité, pas de transcendance, pas d’élévation dans Othello, remarque-t-il. « Le ciel est de marbre » disent les personnages à l’acte 3 lorsqu’il n’y a plus de vent. Cette impossibilité de faire appel à une force extérieure marque la ruine de la raison puisque aucun échappatoire n’existe pour les personnages. ». Ce pourquoi les différents metteurs en scène évitent soigneusement le psychologisme, à l’instar de Jacques Osinski, qui remarque : « Je voulais monter ce drame de la jalousie sans sentimentalisme, sans pathos. »

« Shakespeare, notre contemporain : il l’est plus que jamais ! » Gilles Bouillon


Sivadier, Fréchuret, Donnellan, Hakim : la vraie morale se moque de la morale
L’éthique contre la moraline ! Si l’humanisme du maître de Stratford est incontestable, son allergie aux leçons de morale l’est tout autant !

« Même Cordélia se montre cruelle, à sa façon » en refusant de mesurer l’étendue de son amour pour Lear, remarque Jean-François Sivadier. Chacun des personnages du Roi Lear, selon Laurent Fréchuret, « passe par des renversements, des contrastes, des reliefs, des coups du sort, des cimes et des abîmes ». Pas de panneau axiologique ni de traité sentencieux dans ce théâtral subtil. Si ces personnages cheminent vers leur perte ou leur rédemption, l’auteur n’en tire pas pour autant des maximes universelles et des valeurs figées. Ainsi, Declan Donnellan dit à propos de Troïlus et Cressida : « La pièce n’est pas cynique même si elle est moqueuse, ironique et désabusée. Grand humaniste avant tout, Shakespeare ne peut jamais se montrer absolument cynique. (…) il fait preuve plutôt de scepticisme, cette tournure d’esprit incrédule, cette défiance à l’égard des opinions et des valeurs reçues. » La vraie morale semble donc se moquer de la morale et de ses oripeaux sociaux : « Les tragiques grecs étaient très moraux même en racontant des histoires de montres : le chœur y tempête et énonce les valeurs. Chez Shakespeare, jamais personne n’essaie de ramener quiconque dans le droit chemin. » dit Adel Hakim.


Osinski, Bouillon, Lagarde, Donnellan, Hakim : Shakespeare, notre contemporain
Forcément moderne puisque intemporel, Shakespeare offre aux metteurs en scène contemporains l’occasion d’interroger leur époque.

« Shakespeare est une figure tutélaire qui anime quiconque fait du théâtre. Quand on ose l’affronter, c’est une matière inépuisable qui donne beaucoup de liberté au metteur en scène. » remarque Jacques Osinski. Le maître incontesté traverse les époques avec une aisance déconcertante et tous y trouvent des leçons pour notre siècle. « Jan Kott parlait de « Shakespeare notre contemporain ». Il l’est plus que jamais ! Dans Othello, l’intime, la passion, la jalousie prennent le dessus sur le politique, la vie privée déborde sur la vie publique : leçon ô combien intemporelle et évidemment actuelle ! » dit Gilles Bouillon, retrouvant ainsi Ludovic Lagarde, remarquant, à propos de Peter Verhelst reprenant Shakespeare qu’il « jette une lumière très contemporaine sur l’effet « loft » de notre modernité. A une époque où les personnalités politiques montrent, voire mettent en scène, leur intimité, et cherchent à susciter un phénomène d’identification en donnant l’image de gens ordinaires, avec des problèmes de vie de tout un chacun, la pièce dévoile la réalité reléguée en hors-champ. ». Declan Donnellan affirme lui aussi le caractère « extrêmement contemporain » de Troïlus et Cressida et Adel Hakim retrouve dans Mesure pour mesure une confrontation « entre gens d’en haut et gens d’en bas passionnante et d’une actualité brûlante ».  

Catherine Robert
(Propos recueillis par Gwénola David, Véronique Hotte, Agnès Santi et Catherine Robert.)



Infos pratiques :
Le Roi Lear ; mise en scène de Jean-François Sivadier. Du 15 septembre au 27 octobre 2007. Théâtre Nanterre-Amandiers. Réservations au 01 46 14 70 00. Richard III, de Peter Verhelst ; mise en scène de Ludovic Lagarde. Du 11 au 13 octobre 2007. Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines. Réservations au 01 30 96 99 00. Le Roi Lear ; mise en scène de Laurent Fréchuret. Du 9 novembre au 1er décembre 2007. Réservations au 01 30 86 77 79. Troïlus et Cressida ; mise en scène de Declan Donnellan. Du 12 au 30 mars 2008. Les Gémeaux. Réservations au 01 46 61 36 67. Le Conte d’hiver ; mise en scène de Jacques Osinski. Du 1er au 13 avril 2008. Théâtre Jean-Arp de Clamart. Réservations au 01 41 90 17 02. Mesure pour mesure ; mise en scène d’Adel Hakim. TQI. Janvier 2008. Réservations au 43 90 11 11. Othello ; mise en scène de Gilles Bouillon. Du 13 novembre au 16 décembre 2007. Théâtre de la Tempête. Réservations au 01 43 28 36 36.


A signaler aussi :
En attendant le Songe, d’après Le Songe d’une nuit d’été ; mise en scène d’Irina Brook. Du 14 décembre 2007 au 5 janvier 2008. Théâtre des Bouffes du Nord. Réservations au 01 46 07 34 50. Roméo et Juliette ; mise en scène de Pauline Bureau. Du 24 avril au 25 mai 2008. Théâtre de la Tempête. Réservations au 01 43 28 36 36. Richard III, an arab tragedy ; mise en scène de Sulayman Al-Bassam. Du 22 mai au 1er juin 2008. Théâtre des Bouffes du Nord. Réservations au 01 46 07 34 50.

A propos de l'événement


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