La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon 2023 / THéâTRE ENTRETIEN

Rencontre avec Tiago Rodrigues, nouveau directeur du Festival d’Avignon : « Être à Avignon en juillet, c’est être au monde »

Rencontre avec Tiago Rodrigues, nouveau directeur du Festival d’Avignon : « Être à Avignon en juillet, c’est être au monde » - Critique sortie Avignon / 2023 Avignon Cour d’honneur du Palais des Papes
© Christophe Raynaud de Lage Tiago Rodrigues, acteur, metteur en scène et directeur du Festival d’Avignon

Cour d’honneur / texte, mise en scène et interprétation Tiago Rodrigues

Publié le 15 juin 2023 - N° 312

À la suite d’Olivier Py, le nouveau directeur du Festival d’Avignon Tiago Rodrigues présente sa première édition, la 77e depuis la naissance du Festival en 1947, qui a lieu du 5 au 25 juillet 2023. 

Quelle est votre histoire avec le Festival d’Avignon ? Que représente-t-il à vos yeux ?

Tiago Rodrigues : J’ai découvert le festival tardivement, même si je le connaissais par sa réputation depuis mon adolescence, lorsque j’ai commencé à pratiquer le théâtre dans la banlieue de Lisbonne. C’était pour moi un lieu mythologique, un peu comme Elseneur ou l’Acropole ! Lorsque je suis venu au Festival en 2015 présenter Antoine et Cléopâtre à l’invitation d’Agnès Troly, j’ai eu un coup de cœur. Au-delà de l’aventure artistique qui évidemment compte dans un parcours, j’ai été bouleversé par le public avignonnais, public passionné qui pendant cette parenthèse enchantée place les arts vivants au centre de sa vie, leur accordent des efforts et du temps. En cela, le festival est une utopie palpable, concrétisée. Lorsque j’ai postulé à la direction du festival, j’ai écrit une lettre d’amour au festival qui a été prise au sérieux, et j’en suis fier et heureux.

« Nous invitons une langue, dans une forme de militance de la curiosité de l’autre. »

Pourquoi voulez-vous chaque année mettre en lumière une langue spécifique dans la programmation du festival ? Et pourquoi cette saison l’anglais ?

T.R.: Nous faisons le choix d’inviter une langue au festival, car c’est pour nous une manière riche et féconde d’interpréter aujourd’hui la version originelle du festival. C’est une idée qui s’empare de deux ingrédients essentiels de la partition historique du festival. D’abord sa dimension internationale de rencontre avec les arts vivants du monde entier, qui invite et donne à voir le monde. Être à Avignon en juillet, c’est être au monde. Mais aussi la puissance immense des mots qu’il exprime depuis 1947, où s’affirment l’écriture, la parole, le débat, la force de la littérature. Nous n’invitons pas un pays, une nation, mais une langue, dans une forme de militance de la curiosité de l’autre, de l’amour de l’autre, avec ce goût de l’inconnu qui est une marque importante du festival. À travers un prisme poétique, la langue donne des clefs d’interprétation qui ne ferment pas mais ouvrent considérablement ! Si cette année nous avons choisi l’anglais, c’est en premier lieu pour apporter une réponse artistique à une erreur politique : le Brexit, qui approfondit la séparation avec les îles britanniques et met en danger les possibilités de dialogue entre les cultures. Nous voulons créer des ponts là où les erreurs politiques ont créé des remparts. Nous souhaitons aussi éclairer le fait que l’idée d’un anglais dominant, globish, appauvri, dissimule une extraordinaire richesse, patrimoniale et contemporaine, une richesse méconnue. La plupart des artistes anglophones invités pour cette édition seront des découvertes, à commencer par le Royal Court Theatre, institution londonienne et référence majeure des nouvelles écritures britanniques, rarement venu en France.

Comment souhaitez-vous accompagner le public d’Avignon ?

T.R.: Avignon est une formidable porte d’entrée dans les arts vivants. Le public habituel d’Avignon est un public militant, qui aime débattre, transmettre sa mémoire et son amour du Festival. Nous avons créé un dispositif qui lui aussi s’inscrit dans une volonté de partage. Intitulé « Première Fois », il est destiné à accueillir des groupes de tous horizons qui viennent au Festival pour la première fois, dont environ 5000 jeunes, afin de voir des spectacles, de se découvrir les uns les autres, de rencontrer des artistes. Peut-être que ces premières fois donneront lieu à des deuxièmes fois ! Nous avons des exemples de gens dont la vie et le regard sur l’art ont été transformés par leur venue au Festival. Tout en préservant la souveraineté de l’artistique, nous sommes attentifs à proposer quelques gestes de programmation propices à favoriser l’hétérogénéité des publics, tel par exemple G.R.O.O.V.E. de Bintou Dembélé. En outre, et c’est au bénéfice du public – et des artistes – de tous les festivals, nous pensons que la question de l’exclusivité qui a marqué les grands festivals européens pendant des décennies est aujourd’hui anachronique. Notre préoccupation est plutôt de mieux et davantage coopérer, afin de réaliser des tournées moins coûteuses et plus vertueuses en termes écologiques.

On constate dans la production actuelle certaines thématiques récurrentes. Qu’en est-il du Festival ?

T.R.: Ce sont les désirs des artistes qui nous guident. Nous sommes attachés à certaines valeurs à nos yeux essentielles, mais ne cherchons pas de projets reliés aux sujets qui nous préoccupent. Il n’empêche que certaines récurrences apparaissent. La place de la femme dans la société, et notamment la question de la violence faite aux femmes constituent le thème marqueur de cette édition, abordé par exemple par Mathilde Monnier, ou par l’artiste brésilienne Carolina Bianchi.

« Le théâtre est animé par la flamme du vivant, par la possibilité de l’imprévisible, impossible à domestiquer. »

On a coutume de dire que le théâtre est un espace de résistance. En quoi et pour qui selon vous ?

T.R.: Inévitablement, par sa forme artistique qui exige le rassemblement physique de personnes, le théâtre est d’emblée un espace de résistance. Traverser une ville, sortir de chez soi, ne pas accepter les règles de la société de consommation qui nous rendent passifs, c’est un geste qui a une dimension politique. Le théâtre commence par un effort, aux côtés d’inconnus, sans même savoir si on va aimer le spectacle. Offrir son temps à des artistes sans satisfaction garantie, c’est le contraire d’une logique de consommation où on paie pour la répétition du même. Nous attendons au théâtre une expérience humaine mystérieuse, profonde. Lieu de liberté de parole, d’expression, de pensée, le théâtre est animé par la flamme du vivant, par la possibilité de l’imprévisible, impossible à domestiquer. C’est pourquoi il est un espace insupportable pour les totalitarismes, mais aussi pour l’ultra capitalisme. Le théâtre est une réserve de complexité, qui génère des ambiguïtés, des émotions, des disputes absolument nécessaires pour ne pas tomber dans une dictature du bien-pensant, dans une vision manichéenne de la société des bons et des mauvais. On ne peut pas exclure l’émotion parce qu’elle nous guide et nous motive, mais l’émotion ne doit pas non plus simplifier les discours. À cause de sa liberté, de ce danger du vivant, de la multiplicité d’interprétations possibles, le théâtre est un gardien de cette complexité, qui questionne notre vie en commun.

En clôture du Festival, pour une unique date, vous programmez By Heart ? Pourquoi ce choix ? 

T. R.: Créé il y a dix ans, ce spectacle très personnel où je suis sur scène en tant que comédien est une carte de visite artistique pour me présenter au Festival. J’y raconte l’histoire de ma grand-mère qui devenait aveugle et m’a demandé de choisir un dernier livre qu’elle pourrait apprendre par cœur et lire mentalement. Notre amour était très nourri par la lecture. Elle a commencé à travailler à 10 ans comme cuisinière dans un village du nord du Portugal, et fut une lectrice passionnée, transmettant son amour des livres et de la lecture à mon père et à moi, son petit-fils. Dans ce spectacle, j’invite dix personnes du public à monter sur scène afin d’apprendre par cœur un Sonnet de Shakespeare. By Heart est une rencontre qui dit ma vision de la scène, un moment partagé avec le public, imprévisible, émouvant, où se mêlent l’intime, le poétique et le politique.

Propos recueillis par Agnès Santi

A propos de l'événement

By Heart
du mardi 25 juillet 2023 au mardi 25 juillet 2023
Cour d’honneur du Palais des Papes
Place du Palais, 84000 Avignon

à 22h. Tél : 04 90 14 14 14. Durée : 1h45. By Heart, traduction Thomas Resendes, est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

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