Pour un oui ou pour un non
Léonie Simaga enferme Sarraute dans une esthétique naturaliste. Efficace
peut-être, mais réducteur.
« C’est bien? ça? ». Trois syllabes, anodines, sagement calées dans le
tout venant de la conversation, bien à leur aise entre les points de suspension.
Justement? ce petit suspens, « cet accent mis sur le « bien »… Cet
étirement… » Oui, cet accent teinté de léger dédain, de condescendance
même, qui chuinte d’entre les lettres, peut métamorphoser les mots en armes
fatales et détruire à jamais deux amis d’enfance. « C’est bien? ça? » :
quelques mois auparavant, l’un deux aurait lâché négligemment cette expression,
inoffensive en apparence, dans le cours du dialogue. Ce soir, les voilà
fouillant le souvenir pour retrouver ce qui a brouillé leur relation. Trois
syllabes donc, chignoles aiguisées par l’intonation qui s’enfoncent,
impitoyables, dans la roche tranquille d’une amitié de toujours, la fendillent,
la fissurent puis l’écartèlent jusqu’à la béance. Et s’engouffre alors le flot
des ranc’urs macérées par les années, les frustrations soigneusement celées,
l’amour-propre écorché, finalement la haine. Et se dévoile alors l’opposition,
essentielle, radicale, entre deux sensibilités, deux conceptions de la vie, qui
se jalousent et se méprisent, se dédaignent et pourtant rivalisent. L’un,
matérialiste, s’épanouit dans le modèle bourgeois de la réussite sociale ;
l’autre, poète raté, rejette le bonheur conventionné mais se révèle tout aussi
hautain.
« Une parole ne dit jamais ce qu’elle veut dire. »
Dans Pour un oui ou pour un non, dernier de ses six textes pour le
théâtre, écrit en 1982 et créé en 1985 en Anglais au Manhattan Club de New York,
par Simone Benmussa, puis en Français, l’année suivante au Rond-Point, avec
Jean- François Balmer et Sami Frey, Nathalie Sarraute ne se contente pas de
suivre la confrontation de deux hommes. Elle instruit le procès du langage, « idée
fixe », disait-elle, de toute son ?uvre. Elle traque les « tropismes »,
ces « mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de
la conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des
sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible
de définir ». Elle débusque « l’entredit », dissèque l’implicite de
l’énonciation. Elle pointe aussi les figures de l’aliénation, tout ce qui
classe, objective, « chosifie » les êtres dans l’étau des guillemets et des
définitions : le pouvoir d’enfermement et la violence des mots. Comment mettre
en scène ce théâtre qui se conteste lui-même, qui rejette les facilités
trompeuses de la psychologie ? Léonie Simaga, jeune pensionnaire de la
Comédie-Française, a choisi le naturalisme, décidant de « se détacher des
propos de Nathalie Sarraute sur son ?uvre et de chercher la logique propre au
texte lui-même ». Soit. Dans le décor pointilleusement réaliste d’un petit
appartement bohème, Andrzej Seweryn et Laurent Natrella (tous deux excellents
dans le registre vériste) s’affrontent dans les règles du jeu psychologique. La
mise en scène transforme donc les « interlocuteurs » en personnages (supprimant
au passage le voisin). Elle concrétise les indications que sème Nathalie
Sarraute pour laisser deviner les non-dits et les mouvements tumultueux de la
vie intérieure que recouvre la pellicule du langage. Elle agglomère ainsi les
multiples strates du texte et prive les spectateurs de ce travail d’imagination.
Le pire, c’est que, même ainsi mutilée, la pièce fonctionne. Décidément un
chef-d’?uvre.
Gwénola David
Pour un oui ou pour un non, de Nathalie Sarraute, mise en scène de Léonie
Simaga, jusqu’au 10 juin 2007, à 18h30, relâches les lundis, mardis et les 28,
29 avril, 5 et 6 mai, au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, Galerie du
Carrousel du Louvre, 75001. Rens. 44 58 98 58 et
www.comedie-francaise.org.
Durée : 1h