La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon / 2024 - Entretien / Tiago Rodrigues

Le Festival d’Avignon, une utopie renouvelée, rencontre avec Tiago Rodrigues

Le Festival d’Avignon, une utopie renouvelée, rencontre avec Tiago Rodrigues - Critique sortie Avignon / 2024 Boulbon Festival d’Avignon. Carrière de Boulbon
© Christophe Raynaud de Lage Tiago Rodrigues, directeur du Festival d’Avignon, crée Hécube, pas Hécube

Carrière de Boulbon / texte et mise en scène Tiago Rodrigues

Publié le 18 juin 2024 - N° 323

Pour sa deuxième édition en tant que directeur du festival, riche d’une trentaine de spectacles et d’une multitude de rencontres, Tiago Rodrigues crée Hécube, pas Hécube d’après la tragédie d’Euripide. Du 29 juin au 21 juillet 2024, Avignon se transforme en ville-théâtre, avec cette année l’espagnol comme langue invitée du Festival.

« Chercher les mots » : comment l’intitulé de cette édition a-t-il émergé ? A-t-il constitué un point de départ ou un point d’arrivée ?

Tiago Rodrigues : Le point de départ du Festival d’Avignon, c’est la rencontre entre les artistes et le public, une rencontre qui historiquement advient depuis presque 80 ans et qui chaque année se renouvelle, interprétée par les yeux et les cerveaux de notre temps. Cet intitulé a surgi au fur et à mesure de la composition de la programmation, lorsqu’émergent des désirs et urgences partagés entre artistes et publics. La rencontre se réaffirme entre des artistes qui cherchent les mots, les sons, les images pour dire et habiter le monde, et des publics qui débattent, cherchent les mots à travers l’expérience collective de l’art vivant. Concrètement, cet intitulé a surgi dans le cadre du dispositif Première Fois que nous avons initié l’an dernier, qui a rassemblé 5000 jeunes qui n’étaient jamais venus au Festival. À la fin de leur parcours, ils devaient choisir un mot résumant leur expérience. La dernière a simplement dit « je cherche les mots », ce qui me paraît une très belle description du festival. Nous cherchons les mots, ensemble. Nous partageons des questions face au mystère de la création artistique, en quête aussi de manières d’être ensemble en société, dans le sillage du geste fondateur du Festival initié par Jean Vilar après la Seconde Guerre mondiale dans une société fragmentée, polarisée, divisée. Il était en quête d’une cohésion sociale, ce qui est évidemment aujourd’hui plus que jamais souhaitable, à travers la pensée artistique et culturelle.

« L’art a cette capacité de mettre en valeur ce qui est invisible : les principes, les rêves, les utopies, les besoins, les urgences. »

L’art ne sauve pas le monde du chaos et de la méchanceté qui s’en emparent. Les arts vivants sont-ils alors inutiles, ou plutôt comme vous le dites « utilement inutiles » ?

T.R. : Il y a quelque chose dans nos vies qu’on sait à n’importe quel âge, même très jeune. On sait que le plus important, on n’arrive pas à le quantifier. Ce sont des choses invisibles, des choses qui peuvent être ressenties, vécues, mais pas nécessairement palpables. Ce sont des émotions, des valeurs, des principes, des rêves, des utopies. Nous vivons dans un monde quantifiable, au service de quelque chose de plus large. Il faut rêver ensemble cette chose, cet invisible, et je crois que la culture et l’art le font d’une façon extraordinaire. Je ne cherche pas une fonction pour la création artistique ou le théâtre : on sait que l’art fait partie de l’aventure de l’existence humaine. Et dans les sociétés démocratiques l’art se soucie de penser la façon dont nous vivons ensemble, a cette capacité de mettre en valeur ce qui est invisible : les principes, les rêves, les utopies, les besoins, les urgences. L’art n’est pas une garantie de bonheur, c’est un outil qui améliore nos chances de le poursuivre. C’est pour cela que les enjeux de décentralisation et démocratisation, qui symbolisent le festival, sont aujourd’hui plus que jamais essentiels. Attentif à la transmission, le festival réalise depuis le début de son histoire ce mariage improbable mais très heureux unissant patrimoine, mémoire, innovation et découverte.

De quelle manière ces enjeux de décentralisation ont-ils évolué ?

T.R. : La décentralisation comme la démocratisation de la culture sont des valeurs fondatrices du Festival qui aujourd’hui doivent être réinventées, réinterprétées. La décentralisation ne peut plus être un geste uniquement dirigé vers les équipements culturels. Il faut trouver d’autres façons de toucher les publics éloignés, et ce même si la France est dotée d’un réseau important d’infrastructures théâtrales sur tout le territoire. À quelques kilomètres d’Avignon des personnes se sentent très éloignées du Festival, non pas géographiquement mais psychologiquement. Pour cette raison, une partie du festival se déroule dans quinze communes autour d’Avignon, grâce à la création itinérante de Mariano Pensotti. La décentralisation et la démocratisation de la culture œuvrent à double sens. D’une part nos portes doivent être ouvertes à tout le monde, c’est pourquoi nous avons augmenté la jauge disponible et prolongé la durée de programmation des spectacles. D’autre part nous allons vers ces publics éloignés, nous nous déplaçons toute l’année avec des spectacles itinérants qu’on appelle « pièces communes ».

« La tragédie d’Hécube m’a toujours impressionné, parce qu’elle parle de la force inouïe d’une mère pour défendre son enfant. »

Quelles sont les conséquences du choix d’une langue invitée dans la programmation ?

T.R. : En arrivant comme premier citoyen non français à la tête du Festival d’Avignon, je me disais que j’avais la responsabilité d’amener au Festival des idées qui pourraient mettre en place cet amour de la différence, cette curiosité de l’autre qui sont chers à mon cœur. La langue invitée est ainsi à Avignon un outil pour découvrir l’autre. Elle offre une ligne de travail mais elle n’enferme pas, elle nous oblige au contraire à découvrir une part d’inconnu. Nous sommes un festival présentant des grands noms de la scène – tels les hispanophones Angélica Liddell, La Ribot, Mariano Pensotti… –, mais choisir une langue permet aussi de s’aventurer hors des circuits habituels, de découvrir des perles qui seront peut-être les grands noms de demain. C’est par exemple dans un coin perdu du Nord de l’Argentine que nous avons trouvé Tiziano Cruz. Le choix de l’espagnol fait émerger la qualité et la diversité des arts vivants en Espagne et en Amérique du Sud hispanophone, qui a une forte tradition théâtrale. Rappelons-nous que le premier metteur en scène étranger qui a travaillé au Festival d’Avignon fut un Argentin, Jorge Lavelli, à l’invitation de Jean Vilar en 1967.

Qu’en est-il de l’impact des coupes budgétaires du ministère de la Culture, d’un montant d’environ 200 millions ?

T.R. : Ces coupes empêchent le ministère de la Culture de mettre en place des politiques culturelles essentielles pour l’ensemble de la population, pas seulement pour le secteur culturel. Au Festival d’Avignon, notre budget de financement public, en stagnation depuis longtemps, représente la moitié des recettes. L’autre moitié provient de la billetterie, des partenaires et du mécénat. Au vu de notre ambition et de nos bons résultats, notre financement public mériterait d’être augmenté. Le Festival irrigue tout le système théâtral. Les grandes institutions comme les compagnies indépendantes sont fragilisées par la baisse du budget, et nous sommes affectés indirectement par la moindre capacité de nos partenaires à nous accompagner, à coréaliser les projets.

Vous créez à la Carrière Boulbon Hécube, pas Hécube d’après la tragédie d’Euripide ? De quelle manière vous inspirez-vous de la tragédie ? 

T.R. : Cette tragédie d’Euripide très peu jouée raconte l’histoire d’Hécube, Reine de Troie devenue esclave des Grecs après la chute du royaume et la mort de la plupart de ses enfants. Trahie par un allié proche, le roi de Thrace, qui assassine son enfant pour mettre la main sur un trésor, Hécube réclame justice. Cette tragédie m’a toujours impressionné, parce qu’elle parle de la force inouïe d’une mère pour défendre son enfant. La création est née d’une invitation de la Comédie-Française, qui eut lieu avant ma nomination à Avignon. J’ai écrit à partir d’Euripide et à partir du présent, à partir de coïncidences entre fiction et réalité. Lorsque je répétais à Genève la pièce Dans la mesure de l’impossible, j’ai eu connaissance d’un scandale de maltraitance d’enfants autistes dans un foyer d’accueil public en Suisse. J’ai découvert que l’une des comédiennes avec laquelle je travaillais, mère d’un de ces enfants, était confrontée à une enquête judiciaire après avoir porté plainte pour la maltraitance de son enfant. Nourrie par cette situation, la pièce relate l’histoire d’une comédienne et mère, interprétée par Elsa Lepoivre, qui traverse une tragédie dans sa vie, et une tragédie sur scène, celle d’Hécube. Ces deux tragédies se mélangent, laissant place entre vie et théâtre à la beauté de la lamentation, de la douleur, mais aussi à la ténacité de la colère, du combat. C’est un portrait de la vulnérabilité, et de l’énorme puissance des vulnérables quand ils exigent justice.

 

Propos recueillis par Agnès Santi

A propos de l'événement

Hécube, pas Hécube
du dimanche 30 juin 2024 au mardi 16 juillet 2024
Festival d’Avignon. Carrière de Boulbon
13150 Boulbon

à 22h, relâche les mercredis 3 et 10. Tél : 04 90 14 14 14. Durée : 1h47.

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