La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Entretien

Philippe Adrien

Philippe Adrien - Critique sortie Théâtre

Publié le 10 septembre 2010

Une jouissance singulière

Philippe Adrien monte Le Dindon de Georges Feydeau (1862-1921), expert imparable en imbroglios et ratages. Une comédie délirante et effrénée qui requiert selon le metteur en scène un travail aussi exigeant que passionnant.

En quoi Feydeau est-il selon vous un auteur particulièrement difficile à mettre en scène et à jouer ?
 
Philippe Adrien : Feydeau, difficile à mettre en scène !? Allons donc, c’est tellement génial ! Tellement génial que si on se plante, c’est vraiment la honte ! C’est ce que j’en pense depuis longtemps et sans doute est-ce une des raisons qui m’a fait différer le projet jusqu’à maintenant. Courageux, mais pas téméraire… L’aspect d’épreuve n’est pas sans m’amuser, mais ce qui a déterminé mon choix, ce n’est pas la difficulté, le risque ou ma pétoche, c’est une fiction : Le Dindon ! Une comédie dont les enjeux, les personnages, péripéties, quiproquos et délires me parlent, nous parlent. Cette folie est une mécanique de précision et là réside tout le paradoxe de Feydeau lui-même, ce maniaque fasciné par la désinvolture, ce moraliste qui se vautre dans la plus infernale trivialité. Et avec quelle écriture ! Quel style ! S’il m’importait de revendiquer une quelconque technicité, je dirais que tout ce que Feydeau exige des comédiens, du metteur en scène, disons même du théâtre est le fin du fin du métier. Passionnant en soi… Et ce qui est difficile, c’est qu’à l’arrivée cela ait l’air facile…
 
Allez-vous ancrer votre mise en scène dans l’atmosphère parisienne de la dénommée “Belle Epoque“ ? 
 
P. A. : Problème d’école qui relève d’un questionnement plus général « sur la mise en scène des classiques » (voir Brecht), dont sans doute se trouvait fort loin une dame qui me demandait tout récemment si mon Feydeau allait être « moderne ». Mais oui, ultramoderne!!! Pour tout dire, je me méfierais quand même de la tonalité « Belle Époque », disons que je craindrais de verser dans un genre d’opérette avec flonflons et chichis. Mais Parisien, oui, Feydeau l’est éminemment, tout en connaissant bien l’hexagone et ses différences ! Je n’arrête pas de parler de Brecht aux comédiens, de ce qu’il entendait par réalisme critique : mettre en jeu les signes nécessaires et suffisants, ne pas encombrer le paysage. Votre question porte finalement sur les costumes, c’est le vêtement qui situe l’époque. Et si on les mettait en complet veston ou en sportswear !? Tu parles d’une révolution ! Il vaut mieux réfléchir un peu. Le vêtement connote un certain rapport au corps et reflète les mœurs réelles d’une société. Le reste, c’est le décor, ici une scénographie, des portes, un fonctionnement concret. Ni reconstitution, ni « Chantier », ni « Matériau Feydeau », nous montons la pièce.
 
« Par je ne sais quel retournement fondamental, partant de l’intime, il arrive à mettre en scène l’intérieur, à faire passer l’intérieur à l’extérieur. » 
 
Feydeau est-il un fin observateur du genre humain et de la société du XIXe siècle ? Et qu’en est-il du couple… et du mariage ?
 
P. A. : Feydeau avait l’œil clair, l’oreille fine et en tant qu’homme de son temps, certes perméable à l’idéologie ambiante, il avait tout compris. Tout spécialement et en l’occurrence, dans Le Dindon, tout de la fameuse affaire entre les hommes et les femmes, désir, amour, mariage – fondement de la société bourgeoise (!?) – et ce qui s’ensuit comme ordre et désordre. Sans doute y parvient-il pour avoir soigneusement observé de l’extérieur, mais ce qui à mes yeux le spécifie c’est que, par je ne sais quel retournement fondamental, partant de l’intime, il arrive à mettre en scène l’intérieur, à faire passer l’intérieur à l’extérieur. C’est ce qui nous touche : ses personnages – forcenés ou égarés qu’il précipite au cœur de son délire – nous embarquent avec eux !
 
Voulez-vous évacuer toute psychologie pour vous concentrer sur le mouvement et l’action dans votre mise en scène ?
 
P. A. : Cette idée qui nous prend de temps en temps, au théâtre, de vouloir abolir la psychologie… Qu’est-ce qui est donc si détestable dans la psychologie ? A vrai dire, la psychologie n’édicte aucune norme : le psychisme humain continue à défier l’entendement ! C’est là que Feydeau intervient à sa manière, qui, quoique le sexe y ait sa place, n’est pas strictement freudienne. Psychologie, psycho-logique… Ce qui d’abord nous apparaît comme illogique relève au fond d’une logique « autre » dont le mouvement et l’action scéniques peuvent en effet tirer parti. C’est ce qu’on appelle l’absurde, en fait très calculé : un excellent ressort de jubilation.
 
Comment se combinent la folie comique qui emporte les personnages dans une confusion et une course effrénées, et l’individualisation de ceux-ci ?
 
P. A. : Quand il s’agit d’êtres humains, c’est toujours individuel, personnel, subjectif, du moins faut-il selon moi commencer par là : à peine le texte découvert, on songe à lui donner du corps, de la chair… et de l’esprit – ça va ensemble. Un par un, chacun pour soi, mais étant programmé dans la dramaturgie pour se combiner d’un individu à l’autre. Savoir comment ça marche est notre propos. Plus généralement, dans le théâtre dramatique, la question primordiale, le réel, c’est l’échange de paroles ! Ce que parler veut dire et rate forcément, le malentendu. Donc, avec Feydeau comme avec Molière ou Tchekhov, il faut travailler la langue, la langue telle qu’elle se parle entre ces gens-là, dans ce temps-là… et alors on s’aperçoit que le dialogue est aussi bien de la musique, quelque chose échappe et libère une énergie qui, se combinant avec les actions physiques – très souvent même concrètes chez Feydeau – met en branle une danse. Il n’y a plus qu’à obéir, se laisser conduire… et aller au bout. Chaque fois, c’est une jouissance singulière…
 
Propos recueillis par Agnès Santi 


Le Dindon de Georges Feydeau, mise en scène Philippe Adrien, du 10 septembre au 24 octobre, au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie, 75012 Paris. Tél : 01 43 28 36 36.

A propos de l'événement


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