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Théâtre - Entretien

Abgrund / L’abîme de Maja Zade mis en scène par Thomas Ostermeier

Abgrund / L’abîme de Maja Zade mis en scène par Thomas Ostermeier - Critique sortie Théâtre Sceaux Les Gémeaux
© Arno Declair Abgrund, création de Thomas Ostermeier.

texte de Maja Zade / mes Thomas Ostermeier

Publié le 2 septembre 2019 - N° 279

Evénement ! Fidèle des Gémeaux depuis une quinzaine d’années, Thomas Ostermeier y crée une pièce de Maja Zade, auteure méconnue en France, à ses côtés à la Schaubühne depuis 1999. Une pièce remarquablement construite qui met en scène un banal dîner entre amis bobos, soudain frappés par une tragédie. Comme la vraie vie, l’imagination est capable du pire… Ou vice versa.

Qui est Maja Zade ?

Thomas Ostermeier : Maja est dramaturge à la Schaubühne depuis 1999, dramaturge au sens allemand du terme, ce qui ne signifie pas auteur mais plutôt conseiller ou accompagnateur critique. Nous travaillons ensemble depuis vingt ans, mais, si elle a traduit divers ouvrages en anglais ou allemand – Lars Noren, Caryl Churchill, Marius von Mayenburg… -, elle a commencé à écrire récemment. A sa manière singulière, elle s’inscrit dans une certaine veine littéraire contemporaine, scandinave et anglaise, dans le sillage par exemple d’August Strindberg, Harold Pinter, Lars Noren, Sarah Kane, Edward Bond… Nous avons créé cette année à la Schaubühne deux de ses textes : en janvier Status Quo, dans la mise en scène de Marius von Mayenburg, et j’ai créé en avril L’abîme, un texte que je trouve très fort.

Qu’est-ce qui vous a motivé dans ce texte ?

T.O. : Ce qui m’a d’emblée frappé, c’est son langage, ses dialogues extrêmement proches de la réalité actuelle d’un milieu qu’en France on pourrait qualifier de bourgeois ou plutôt de bobo. La grande différence entre cette pièce et les autres pièces qui habituellement traitent du milieu bourgeois, c’est d’abord une différence générationnelle. Le texte dépeint une nouvelle génération d’un nouveau monde, celle de trentenaires voire quarantenaires, qui ne considèrent pas le monde et la société de la même manière que leurs aînés. Ils n’entretiennent pas le même rapport au racisme, au sexisme, au capitalisme… Ils ont plutôt réussi, se disent engagés, et sont en train de s’installer, d’autant mieux lorsque leurs parents sont aisés. La pièce dépeint des gens plus informés qu’avant, plus éduqués, très conscients de l’état problématique du monde et pourtant incapables de vivre en se fiant à cette conscience, incapables d’agir en tenant compte de tout leur savoir. Très intelligemment structuré, le texte opère une déconstruction totale et une destruction de cette façade.

« Le texte dépeint une nouvelle génération d’un nouveau monde. »

Selon quelle trame narrative ?

T.O. : La pièce met en scène un dîner entre amis dans un quartier bobo berlinois, dont les discussions évoquent toutes sortes de sujets : l’aménagement de la maison, les enfants, la vie de couple, la musique, le cinéma, l’avion, la cuisine, les maisons de campagne, les questions politiques du moment… Les scènes pourraient se dérouler à Paris ou dans n’importe quelle ville occidentale, où cette génération occupe une place importante. Un couple reçoit un autre couple ainsi qu’une femme seule et un homme seul, homosexuel, qui arrivent un peu plus tard. Dans la chambre des enfants dorment une petite fille de cinq ans et un bébé, sa petite sœur. Au cours de la soirée, les personnages sont confrontés à une tragédie brutale. Un enfant meurt, et les personnes autour du couple frappé par le destin s’avèrent incapables de réagir d’une manière humaine. Toutes leurs valeurs humanistes affichées sont remises en question.

Cette incapacité de réagir est-elle décalée par rapport au réalisme de la pièce ?

T.O. : Je ne pense pas. Je pense au contraire que cette incapacité est plausible et réaliste. Ils sont tétanisés. La plupart d’entre nous n’avons heureusement pas connu un tel drame, et personne ne peut vraiment savoir comment nous réagirions. Quand la vraie vie surgit dans sa profondeur et sa soudaineté, qui peut se révéler tragique mais aussi joyeuse, il n’est pas rare d’être incapable de réagir. Dans ce texte, la tragédie s’accompagne d’une déconstruction formelle.

« La pièce propose une sorte de collage, comme un miroir cassé qui démultiplie et interroge l’histoire. »

Quel est votre regard sur cette déconstruction ? Sur l’éclatement de la narration en scènes fragmentées ?    

T.O. : Il s’agit de bien lire et comprendre la pièce. Avant même le drame, Maja creuse deux sillons, crée deux versions de la soirée. L’une avec la tragédie et l’autre sans, comme s’il s’agissait alors du fantasme de l’un des participants à la soirée, où le bla bla autour de la table est d’une telle superficialité que quelqu’un imagine alors ce cauchemar suscitant une peur absolue afin de faire éclater la surface. La tragédie qui fait irruption est racontée parallèlement à une soirée normale, il existe ainsi un deuxième niveau de la narration qui fait contrepoids à la soirée tout à fait banale et qui se déploie comme une sorte de caricature de la soirée normale, une caricature qui met en question le réel que nous connaissons. C’est un aspect très important de la pièce que de nombreux critiques allemands n’ont pas compris. Chacune des versions génère sa propre fin. Les premières traces de la tragédie apparaissent très tôt, la chronologie du temps est éclatée, constamment ponctuée de sauts dans le temps. La pièce propose une sorte de collage, comme un miroir cassé qui démultiplie et interroge l’histoire, qui examine aussi le vernis des clichés et des repères.

Comment expliquer la superficialité des personnages ? Est-ce parce que leur rapport au politique est désenchanté ? Par individualisme ? Ou pour d’autres raisons ?

T.O. : Je ne peux pas répondre à de telles questions, et je ne veux pas juger. Ce qui m’intéresse, c’est de montrer sans expliquer, c’est de mettre en scène avec une certaine acuité et une certaine pertinence pour que la pièce soit convaincante pour le spectateur. Les questions qui se posent après avoir vu la pièce, qui découlent de la représentation, je ne peux pas y répondre. Face aux possibles interrogations, face aux défis politiques et aux défis de l’existence, chacun s’efforce de trouver ses propres réponses à ses propres questions.

Propos recueillis par Agnès Santi

A propos de l'événement

Abgrund, l’abîme de Maja Zade mis en scène par Thomas Ostermeier
du jeudi 3 octobre 2019 au dimanche 13 octobre 2019
Les Gémeaux
49 avenue Georges Clemenceau, 92330 Sceaux

dimanche à 17h, relâche lundi. Tél : 01 46 61 36 67. Spectacle en allemand surtitré. www.lesgemeaux.com

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