Le Monde d’hier
Reprise / Théâtre des Mathurins / de Stefan Zweig / adaptation Laurent Seksik / mes Patrick Pineau et Jérôme Kircher
Publié le 26 octobre 2016 - N° 248Jérôme Kircher fait entendre la voix du Viennois Stefan Zweig (1881-1942), immense écrivain qui témoigna du tragique basculement de l’Europe. A écouter !
C’est dans sa fonction première et essentielle que s’affirme ici le théâtre, celle de l’adresse au public, du texte incarné, celle qui accorde aux mots leur pleine puissance et résonance, qui sculpte aussi leur beauté et leur mouvement précis et condensé. C’est un immense auteur qui se fait entendre, dont les nouvelles si saisissantes ont d’ailleurs régulièrement été portées à la scène – Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Le Joueur d’échecs, Amok… Un auteur aussi de riches biographies qui disent tout son amour de la culture – Marie-Antoinette, Joseph Fouché… Autrichien, juif, écrivain, citoyen du monde humaniste et pacifiste, Stefan Zweig incarne mieux que tout autre cet esprit viennois brillant et tolérant. « Vivre et laisser vivre, c’était la maxime de Vienne », souligne-t-il… S’il rédigea son autobiographie, ce fut surtout pour témoigner de ce basculement terrifiant qui emporta l’Europe tout entière. Pour raconter et commenter l’histoire d’une vie mais aussi de tous ses frères humains, à travers un acte testamentaire destiné aux générations futures, avant la fin terrible, un soir de février 1942 au Brésil.
Présence d’acteur, et fantôme d’écrivain
« Jamais, (…) une génération n’est tombée comme la nôtre d’une telle puissance intellectuelle dans une telle décadence morale. » Brahms, Mahler, Strauss, Freud, Schnitzler, Hofmannsthal… vécurent à Vienne, avant qu’elle ne devienne une ville de province allemande. L’adaptation de Laurent Seksik se concentre sur le parcours de l’écrivain, qui tragiquement éclaire cette terrifiante chute. Ecrivain célébré puis juif honni, Stefan Zweig a quitté l’Autriche en 1934 pour Londres, avant la Shoah. Quel effarant contraste entre la culture rayonnante du début du siècle, bruissant entre cafés viennois et Burgtheater (même si le maire Karl Lueger de 1897 à 1910 déjà était antisémite), et la défaite de la raison, le triomphe d’une brutalité et d’une barbarie que rien n’a pu empêcher, y compris un haut degré de civilisation. « Pestilence des pestilences », le poison du nationalisme a anéanti l’Europe. Grâce à un jeu d’une netteté et d’une subtilité remarquables, d’une sobriété et d’une intériorité retenues qui font entendre chaque mot, Jérôme Kircher accorde à ce témoignage toute sa puissance dramatique, et toute sa poignante lucidité. Co-mise en scène avec son ami Patrick Pineau, la pièce évite tout superflu et se concentre sur l’essentiel. En cela, la mise en scène fait écho à l’écriture si extraordinairement limpide de Stefan Zweig. Dans cet espace étroit, réduit, quasi nu, seule compte cette voix d’une Mitteleuropa disparue. C’est une présence d’acteur, et c’est un fantôme d’écrivain, qui a vraiment vécu, et nous alerte, en sachant bien que ni le droit ni la culture ne peuvent protéger l’homme contre sa propre barbarie. Une oeuvre à écouter, et à méditer. Aujourd’hui et demain, en évitant les parallélismes hasardeux.
Agnès Santi
A propos de l'événement
Le Monde d’hierdu vendredi 16 septembre 2016 au vendredi 30 décembre 2016
Théâtre des Mathurins
36 Rue des Mathurins, 75009 Paris, France
Théâtre des Mathurins, 36 rue des Mathurins, 75009 Paris. A partir du 16 septembre 2016. Du mardi au samedi à 19h, relâche les 11,16 et 18 octobre. Tél : 01 42 65 90 00.