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Théâtre - Entretien

Serge Noyelle et Marion Coutris adaptent « La Cerisaie », explorant son aspect crépusculaire

Serge Noyelle et Marion Coutris adaptent « La Cerisaie », explorant son aspect crépusculaire - Critique sortie Théâtre Marseille Théâtre des Calanques
Gilles Layet - Serge Noyelle et Marion Coutris

Théâtre des Calanques / d’Anton Tchekhov / traduction d’André Markowicz & Françoise Morvan / mise en scène de Serge Noyelle / dramaturgie de Marion Coutris

Publié le 20 février 2025 - N° 330

Débarrassant la pièce de Tchekhov de toute afféterie psychologique ou morale, Serge Noyelle et Marion Coutris en proposent un traitement métaphysique, interrogeant crépuscule, crise et héritages.

Pourquoi choisir La Cerisaie ?

Serge Noyelle : Parce que, comme Le Roi Lear – qui m’a aussi toujours également fasciné – cette pièce pose la question de l’héritage. Ici, un vieux monde, étranger à l’économie de marché, se heurte à un monde nouveau, celui du fils enrichi d’un moujik qui veut lotir ce verger en faillite et y installer des datchas pour les estivants : le vieux monde improductif et ruiné préfère ne pas vendre la cerisaie. Comment une histoire peut-elle disparaître ? La question est fascinante et l’est d’autant plus qu’on ignore s’il s’agit d’une comédie ou d’une tragédie, s’il faut rire ou pleurer.

« Une pièce critique qui balance du tragique à l’ironie, une pièce sur, mais aussi de la fin d’une société. »

Marion Coutris : Dans La Cerisaie, s’impose la dualité entre l’utile et l’inutile au travers des figures de Lopakhine, le parvenu, face à celles de Lioubov et Gaev, les héritiers. Ces figures sont paradoxales et parfois contrariées. L’utile n’est pas seulement le profit matériel, il est également la construction d’un réel viable, la réalisation d’un projet entrepreneurial, la capitalisation. L’inutile est aussi la valeur donnée au souvenir, la dimension symbolique, le fantasme, les rêves.

S.N. : Cette cerisaie est à l’image d’un pays en faillite qui vit dans la terreur et dont la situation désespérée ravive l’intérêt pour cette pièce : que faire de notre histoire et de nos biens quand apparaît une transition radicale et violente ? La pièce met en scène une vieille aristocratie en train de mourir : rien ne dit qu’il faut en avoir la nostalgie. Tchekhov force le spectateur à un rapport critique à la situation. Le vieux serviteur a le dernier mot : « ils m’ont oublié », dira-t-il. Les autres, partis, ont oublié leur part d’humanité. Notre vieux serviteur est un violoniste qui interprète le désespoir de la musique juive : on danse, on pleure, on rit, dans un paradoxe incessant, dans une oscillation constante entre l’espoir et le renoncement.

Qui sont ces personnages ?

M.C. : Il faut être attentif à l’écriture de Tchekhov pour les comprendre. Il écrit encore depuis la terre tsariste, avec, en tête, les prémisses de la révolution russe et l’intuition d’une société en train de basculer. André Markowicz et Françoise Morvan ont fait un travail de traduction magnifique qui éclaire la modernité de ces personnages aux lignes brisées : à chaque fois qu’ils semblent se conformer à un état, une nouvelle humeur apparaît. Comme le dit Jacques Rancière, ces personnages sont toujours au bord d’un destin qu’ils finissent par choisir, dans une sorte de vacillement constant de la liberté, de la contrainte et de l’impuissance. Voilà pourquoi, aussi, ce texte a beaucoup à raconter aujourd’hui où la société bascule.

S.N. : Je pense souvent à cette phrase que font naître les moments de crise : comment en est-on arrivé là ? C’est ce bord du gouffre que nous explorons, cet immobilisme qui n’a pas vu poindre le changement. Il n’y a d’ailleurs rien à juger, puisqu’on arrive à en rire !

M.C. : La tradition dramaturgique ancre cette pièce dans le théâtre psychologique, ce que pourtant ne voulait pas Tchekhov, qui l’a écrite au bout de sa vie, comme un acte testamentaire affirmant que c’est par le rire qu’on peut traiter de la mort métaphorique d’une société.

S.N. : En cela, La Cerisaie est une pièce politique au travers de discours intérieurs, une pièce critique qui balance du tragique à l’ironie, une pièce sur, mais aussi de la fin d’une société. Soit l’agonie visionnaire d’un monde qui va craquer. Son actualité est plus que troublante.

Propos recueillis par Catherine Robert

A propos de l'événement

La Cerisaie
du jeudi 20 mars 2025 au samedi 22 mars 2025
Théâtre des Calanques
35, traverse de Carthage, 13008 Marseille

Du 20 au 22 mars et du 27 au 29 mars à 20h30. Tél. : 04 91 75 64 59.

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