La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Etat des lieux de la danse en France

Ce que la danse nous fait plutôt que ce qu’elle nous dit

Ce que la danse nous fait plutôt que ce qu’elle nous dit - Critique sortie Danse
©D. R.

Publié le 30 novembre 2011

Danseur, spécialiste de l’œuvre d’Anne Teresa de Keersmaeker, enseignant à l’université de Lille 3 – analyse chorégraphique et esthétique de la danse -, chercheur, Philippe Guisgand ancre sa réflexion sur le sensible et le corporel, gommant ainsi les frontières entre recherche artistique et recherche universitaire.

Agnès Santi : Quelle est la spécificité de la danse par rapport aux autres arts ?
Philippe Guisgand : La  matière de la danse est le corps du danseur, ce qui est source de confusion car, d’abord, la danse n’est pas le seul art à avoir le corps pour médium ; ensuite, théâtre, mime ou cirque se mêlent aujourd’hui dans les œuvres dansées ; enfin, certains spectacles sont dit « de danse » mais n’en comportent plus, en tous cas pas au sens où le grand public l’entend. La danse s’est éloignée des virtuosités développées au cours de son histoire, réduisant parfois le mouvement à une esquisse et le corps à une présence. C’est pourquoi la danse reste difficile à définir.

Vous êtes danseur, chercheur en danse et enseignant à Lille 3, comment appréhendez-vous le lien entre la pensée et la pratique ?
P. G. :
Affirmer que l’on est chercheur en danse suppose de reconnaître l’existence d’une connaissance intuitive, sédimentée par le corps, et relevant difficilement du discours. La pratique artistique est une source d’expériences dans laquelle on peut puiser pour fabriquer des connaissances. C’est tout l’enjeu d’une approche esthétique de l’analyse chorégraphique et de l’écriture sur la danse. Comme le dit justement le critique Gérard Mayen : « choisir de regarder la danse, d’abord depuis le mouvement dansé, est une question d’angle. Lequel embrasse alors les savoirs particuliers du danseur ». Au sein de la recherche, théorie et pratique s’imprègnent l’une de l’autre : dans le studio, l’intelligence est invitée à se tourner vers le sensible et la raison, de retour au laboratoire, offre à la perception un temps réflexif nécessaire.

« Ce que je discerne comme étant de la danse est moins ce que je vois du geste que ce que je reçois de la part du mouvement et qui me bouge. »

Faut-il “lire“ le mouvement dansé et comment ? Comment affiner et enrichir la perception de la danse ?
P. G. :
Le terme « lire » est évidemment à prendre au sens figuré : la danse n’est pas une langue des signes et je rassure souvent les néophytes, désarçonnés par un spectacle « qu’ils n’ont pas compris », que c’est tout à fait normal, qu’il n’y a rien à comprendre et qu’il vaut mieux commencer par se demander ce que la danse nous a fait plutôt que ce qu’elle nous « dit ». C’est donc bien le corps comme matière et comme présence qu’il faut « lire » et non pas le corps comme texte. Et c’est la fréquentation des salles qui permet de s’entraîner perceptivement, et de se constituer une culture sensible, plutôt que l’assaut compulsif des feuilles de salle censées expliquer les œuvres ou les démarches.  Il faut faire confiance à ses propres sensations, en essayant de les articuler pour qu’elles prennent un sens plutôt que de se poser la question de savoir si ce que l’on vient de voir est, ou n’est pas, de la danse. Car ces jugements d’exclusion sont souvent le symptôme de notre incapacité à répondre aux questions que l’œuvre nous pose. Il faut se rappeler qu’avant de juger, il faut analyser c’est-à-dire décrire, mettre en relation, interpréter.

Quel type d’interactions se joue entre l’expérience physique du spectacle vivant et l’utilisation du langage dans l’analyse et l’interprétation des oeuvres chorégraphiques ?
P. G. :
En tant que danseur, je peux parler de la manière dont je ressens la danse en me fondant sur mon vécu. Mais je peux aussi ressentir cet état de danse à la vue de l’Autre en mouvement. Ainsi, le mouvement devient danse non pas parce que j’identifie un style mais parce qu’elle me fait partager une expérience. Ce que je discerne comme étant de la danse est moins ce que je vois du geste que ce que je reçois de la part du mouvement et qui me bouge. Cette forme d’empathie corporelle est aussi en relation avec les processus d’énonciation linguistique, parler ou écrire. C’est pourquoi le spectacle chorégraphique, déjà réécrit par le jeu de l’interprétation vivante, est également réinterprété par le spectateur.

En tant que spectateur ou critique, “faut “-il analyser l’oeuvre représentée comme un processus, en tenant compte des pratiques et intentions qui ont conduit à son émergence ?
P. G. :
Cette tendance a animé beaucoup de textes critiques. Mais qu’il s’agisse de retrouver dans l’œuvre le reflet de la psychologie de l’artiste, d’évaluer une cohérence entre les intentions et le résultat, ou de faire de chaque indice une preuve permettant de remonter à un sens unique voulu par l’auteur, ces démarches me paraissent prétentieuses et vaines. Elles laissent croire qu’une œuvre est fermée, recèle un sens qui doit s’imposer (de préférence au petit cénacle des initiés) et que rien de notre perception, qu’elle soit experte ou néophyte, ne peut constituer la base d’une interprétation. Les ateliers du spectateur que je mène depuis plusieurs années à Lille et Genève sont l’exacte antithèse de cette démarche où l’on fait du spectateur un consommateur dépendant de l’avis de l’expert et de « ce qu’il faut penser ». A quoi bon l’art dans une telle perspective ? C’est pourquoi je fais de l’étude du contexte un apport complémentaire de mes analyses, jamais un point de départ.

Le langage sur l’art nous révèle-t-il à nous-mêmes ?
P. G. :
Gérard Genette affirme que ce n’est pas l’objet d’art qui rend esthétique notre relation à lui mais que c’est notre relation à l’objet qui le rend esthétique. En ce sens, le langage de l’art, c’est-à-dire la manière qu’il a de s’adresser à nous, nous renseigne sur la façon dont notre sensibilité réagit face à l’oeuvre. Mais je crois qu’il en est de même concernant le langage sur l’art, celui que nous choisissons pour rendre compte à autrui de notre réception sensible. Là encore, le vocabulaire utilisé nous révèle la manière dont notre perception singulière est organisée.

Propos recueillis par Agnès Santi

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