LIRE : UNE PRATIQUE PROTEIFORME
Sociologue, directeur de recherche au CNRS, Gérard Mauger a mené de nombreuses recherches sur les activités culturelles. Il revient sur les usages liés à la pratique de la lecture.
Quelles fonctions la lecture a-t-elle rempli à travers l’histoire ?
Gérard Mauger : L’invention de la lecture va de pair avec celle de l’écriture qu’a analysée Jack Goody dans La Raison graphique et dont il a tenté de mettre en évidence les multiples conséquences. Écrire, ce n’est pas seulement, en effet, enregistrer la parole, c’est aussi une technologie de l’intellect, un moyen d’accéder à une manière proprement graphique (listes, tableaux…), de raisonner et de connaître. L’écriture, inséparable de la lecture, implique un développement des relations entre individus, des possibilités de stockage, d’analyse et de création dans l’ordre du savoir.
Quels éléments ont été déterminants dans les évolutions de cette pratique ?
G. M. : Il me semble qu’une socio-histoire de la lecture doit tenir compte, au moins, de deux phénomènes. D’une part, des transformations des supports matériels de l’écrit dont McKenzie et Chartier ont tenté de montrer les effets (l’écriture numérique est la dernière en date), d’autre part, des transformations de la scolarisation. En ce qui concerne ce dernier point, dans le cadre de la société française, trois phénomènes doivent être pris en compte : la scolarisation des filles, la prolongation générale des scolarités et la substitution des sciences aux lettres dans la définition de l’excellence scolaire.
À quelles différentes catégories de pratiques la lecture peut-elle être reliée ?
G. M. : Pour répondre à cette question, il faut d’abord distinguer différentes catégories de textes. Si l’on s’en tient à la littérature, je pense que la lecture littéraire et, plus précisément, les intérêts qui la sous-tendent, trouvent leur principe au sein de l’investissement dans « le monde (essentiellement féminin) des choses humaines » (à commencer par la famille), comme l’a défini Durkheim. À l’inverse, l’investissement dans « le monde (essentiellement masculin) des choses matérielles (de l’ouvrier à l’ingénieur) » détourne de la littérature et tend à cantonner la lecture aux revues professionnelles, techniques ou pratiques. C’est sans doute pourquoi, à diplôme égal, les femmes lisent toujours plus que les hommes et préfèrent la fiction.
« A diplôme égal, les femmes lisent toujours plus que les hommes et préfèrent la fiction. »
Quelle place la lecture occupe-t-elle dans la France d’aujourd’hui ?
G. M. : Les données des enquêtes « Pratiques culturelles des Français » mettent en évidence une baisse qui semble inexorable de la lecture et, en particulier, une baisse des effectifs de « grands lecteurs » (qui se recrutent, pour l’essentiel, dans les catégories sociales les plus diplômées). Cette baisse peut s’expliquer, pour partie, par la domination des filières scientifiques par rapport aux filières littéraires. Pour autant, il faut se souvenir que la lecture n’est pas plus réductible à la lecture littéraire qu’à la lecture de livres : la lecture reste une pratique banale et sans doute de plus en plus nécessaire dans la vie professionnelle, comme dans la vie quotidienne. Si l’on tente de cerner ce que sont, de façon générique, « les usages sociaux de la lecture », il me semble qu’on peut en distinguer quatre* : les « lectures d’évasion », les « lectures didactiques », les « lectures de salut » (il s’agit de lire pour « se parfaire »), les « lectures esthètes » (il s’agit de « lire pour lire »). En ce qui concerne le premier usage (plutôt féminin), traditionnellement associé à la lecture de romans, il n’y a aucune raison de penser que la quête de divertissement soit plus rare aujourd’hui qu’elle l’était hier, mais, en matière d’évasion, la littérature romanesque est à présent concurrencée par le cinéma et la télévision. Quant aux usages didactiques de la lecture, ils ne sont pas en baisse : la lecture reste une pratique centrale dans tout apprentissage scolaire et « le livre pratique » se porte plutôt bien. Les « lectures de salut » (salut religieux, politique ou culturel), associées au « souci de soi », ne sont pas non plus en régression : « la société des individus » dans laquelle nous vivons incite même à supposer le contraire. Enfin la « lecture esthète » a toujours été une pratique minoritaire de « professionnels de la lecture » : les « happy few ».
Selon vous, le déclin de la lecture littéraire est-il le symptôme ou bien l’une des causes de la place qu’occupent, aujourd’hui, les domaines de l’art et de la culture dans nos sociétés ?
Ce déclin – qui s’explique, au moins pour partie, par l’hégémonie scolaire des sciences par rapport aux lettres et par la concurrence audio-visuelle en matière de fiction – rend plausible l’hypothèse d’un repli, sinon d’un déclin de la culture littéraire, au sens classique du terme. Mais « l’art » ou, a fortiori, « la culture » au sens noble, ne sont pas réductibles à la littérature qui, au demeurant, ne se porte pas si mal…
* Cf Histoires de lecteurs, de Gérard Mauger, Claude F. Poliak et Bernard Pudal (Paris, Nathan, coll. Essais et Recherches, 1999).
Propos recueillis par Manuel Piolat Soleymat