La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Focus -180-cergy

Joël Roman

Joël Roman - Critique sortie Théâtre

Publié le 10 septembre 2010

LES CLEFS DE LA RENCONTRE AVEC L’ŒUVRE D’ART : QUELLE MISE EN ŒUVRE ?

Philosophe, essayiste, directeur de la collection Pluriel (Hachette Littérature) et membre du comité de rédaction de la revue Esprit, Joël Roman défend la nécessité libératrice de l’accès à la culture pour tous.

« La littérature n’a pas qu’un visage, les usages qu’en fait l’enseignement non plus. »
Comment s’articule l’idée de l’impératif des programmes scolaires et l’idée de la rencontre singulière avec une oeuvre d’art ?
 
Joël Roman : Par définition, la rencontre singulière avec une œuvre échappe à toute préoccupation institutionnelle. Néanmoins, en ce qui concerne les œuvres du patrimoine littéraire notamment, leur inscription dans les programmes scolaires est souvent l’occasion de telles rencontres, en tout cas plus qu’on ne le croit et qu’on ne le dit souvent. Ce qui n’est pas exclusif d’autres chemins, un spectacle, un film, la passion communicative d’amis ou de familiers. Il est vrai qu’en sens inverse, la recommandation scolaire peut aussi parfois être mortifère. La littérature n’a pas qu’un visage, les usages qu’en fait l’enseignement non plus. La Princesse de Clèves est au carrefour de l’invention d’un genre littéraire, le roman, d’une posture d’intériorité, la lecture silencieuses et personnelle, et d’une expérience anthropologique, celle du sentiment amoureux moderne. Donner à entendre cela, même si l’on est loin d’épuiser ainsi les vertus de ce texte, me paraît pouvoir être formateur dans un cadre scolaire.
 
Que pensez-vous de ces politiques fustigeant "l’élitisme stérile" et singulièrement l’inscription inappropriée de La Princesse dans un programme scolaire ? Cette inscription aux programmes renforce-t-elle ce qu’on appelle la reproduction sociale ?
J. R. : Il faut distinguer la construction des programmes d’enseignement de l’organisation des épreuves dites de « culture générale » dans les concours de recrutement. On sait que ces épreuves sont le lieu privilégié de la reproduction sociale, celles où sont vérifiés, beaucoup plus que dans des épreuves techniques, les implicites de l’entre- soi des mieux lotis. A cet égard, La Princesse de Clèves n’a aucun privilège, ni positif, ni négatif : d’une certaine manière son étrangeté culturelle et sociale à l’égard du temps présent la mettent à une distance égale des boursiers méritants et des fils à papa friqués. De telles épreuves de culture générale sont-elles légitimes ? On sait déjà depuis longtemps en réduire les effets de distinction en recourant à des programmes, explicites et restrictifs. Faut-il aller plus loin ? On pourrait imaginer un système où loin d’être des pré-requis ces savoirs et cette familiarité seraient proposés au cours de la formation et en fin de formation : ce que font d’ailleurs pas mal d’écoles d’ingénieurs ou de grandes écoles aujourd’hui.
 
Et que pensez-vous des nombreuses réactions qui se sont élevées contre la réflexion du Président ?
J. R. : L’occasion était trop belle de faire le procès d’un style vulgaire et parvenu qui a envahi les sommets de l’Etat. Avec sa brutalité coutumière, Nicolas Sarkozy est venu manifester ce que nous savions tous déjà depuis longtemps : la culture littéraire classique n’est plus le vernis nécessaire qui habille la domination bourgeoise. Les nouvelles hiérarchies ne se font plus selon les contenus culturels, mais selon les réputations médiatiques. Celles-ci bouleversent en permanence les légitimités établies. Cela oblige les défenseurs de la culture à s’interroger sur ce qu’ils défendent, pourquoi et pour qui ils le défendent. A entrer dans ces questions l’unanimisme des défenseurs de la Princesse de Clèves risque fort de voler en éclat : entre ceux qui veulent restaurer les hiérarchies traditionnelles, y compris dans leurs effets d’exclusion sociale, et ceux qui misent sur la puissance révélatrice et libératrice d’œuvres singulières, écrites, représentées ou lues dans des gestes singuliers, il peut y avoir des convergences ponctuelles, voire des débats féconds, il reste un différent irréductible.
 
Propos recueillis par Agnès Santi


Joël Roman, auteur de Eux et nous, hachette Littératures, 2006. A publié sur ce thème « Héritiers, parvenus et passeurs », Esprit, mars-avril 2002.

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