La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Focus -201-ODEON / THEATRE DE L’EUROPE

COMMENT JOUER SANS JOUER ?

COMMENT JOUER SANS JOUER ? - Critique sortie Théâtre Paris THEATRE DE L’ODEON

Odéon 6e / Le Misanthrope
de Molière / mes Jean-François Sivadier

Publié le 7 septembre 2012 - N° 201

Jean-François Sivadier met en scène Le Misanthrope de Molière, et interroge les paradoxes de l’ennemi du genre humain ainsi que la crise de la représentation qu’induit sa posture théâtrale.

“Une expérience sur l’identité, sur ce que c’est qu’être soi-même, en face de l’autre.”

Jean-François Sivadier

Vous mettez en scène Molière pour la première fois. Pourquoi Le Misanthrope ?

Jean-François Sivadier : La première fois que j’ai lu, adolescent, la scène inaugurale de la pièce, je me suis évidemment tout de suite identifié à Alceste, qui semble rêver d’une société sans masques, et j’ai rejeté Philinte dans le camp des hypocrites. J’ai relu cette scène beaucoup plus tard, avec un regard plus critique. Qu’est-ce que ce monde sans aucun artifice, sans théâtre dont parle Alceste, ce monde où la franchise, la sincérité, l’absence totale de compromis fonderaient notre comportement ? La modération de Philinte n’est-elle pas la garantie d’un accommodement bienveillant au jeu social pour maintenir un ordre ? La question n’est pas de savoir qui a tort, qui a raison. La question est plutôt : est-il possible, dans un monde civilisé, d’être autre chose que les deux à la fois, Alceste et Philinte, penser comme l’un et agir comme l’autre ? Cette première scène ressemble au dialogue intérieur d’un homme seul. Elle est emblématique d’une pièce qui traite de toutes les contradictions humaines. Toutes ces questions sont le moteur de la pièce et son grand ressort comique. Et, bien sûr, cette scène devient vertigineuse si l’on sait que ce sont deux acteurs qui parlent.

Quelle importance qu’il s’agisse de deux acteurs ?

J.-F. S. : Alceste et Philinte parlent de ce que l’on est et de ce que l’on représente. Ils parlent donc de l’acteur et de son rôle, et de ce qu’ils sont en train de faire : jouer. Quelle pièce pourrait s’écrire à partir du moment où l’un des personnages prétend rester sur scène sans jouer la comédie ? Dès la première scène de la pièce, la représentation elle-même est en crise. Que veut dire l’acteur qui joue Alceste quand il prétend que tout le monde triche et que lui seul est sincère ? Que veut dire le mot « vérité » sur la scène d’un théâtre ? La position ambiguë d’Alceste (toujours là, déjà parti) empêche la construction d’un récit. La pièce est plutôt comme une suite de variations autour d’une expérience que font les personnages, les acteurs en direct, en public, au présent. Une expérience sur l’identité, sur ce que c’est qu’être soi-même, en face de l’autre. Si, profondément, nous adhérons à la colère d’Alceste, à quel moment et pourquoi commence-t-on à travestir nos sentiments, à jouer la comédie ? Dans le fond et dans la forme, Le Misanthrope est totalement à part dans l’œuvre de Molière, c’est sans doute sa pièce la plus radicale.

Pourquoi ?

J.-F. S. : Parce qu’il n’y a pas d’histoire, pas d’action, pas de réel dénouement, pas de figure du pouvoir (hormis celle, hors champ, du roi), pas de figure du peuple, et pratiquement pas de lieu. Molière invente un espace étrange, où sans l’aide d’aucune véritable intrique, il peut ausculter et disséquer le comportement d’un petit peuple d’animaux qui se ressemblent tous. Cette concentration, à ce point, du temps et de l’espace est assez inédite dans le théâtre de Molière. C’est aussi sa pièce la plus autobiographique : quand Alceste débarque sur scène en rage et sans masque, Molière ne parle que de lui-même et de son propre rapport au pouvoir, règle ses comptes avec sa femme, avec ses détracteurs dans « l’affaire Tartuffe ». La mise en abyme est totale.

Qui est Alceste ?

J.-F. S. : La folie d’Alceste ressemble à celle des grandes figures obsessionnelles du théâtre de Molière (Dom Juan, Arnolphe, Argan, Tartuffe, Harpagon) qui se rêvent, le temps d’une pièce, à côté ou au-dessus du monde, comme des demi-dieux, et qui, au terme d’une sorte de voyage initiatique au bout de leur délire, se retrouvent cloués au sol, dans la réalité, faillibles, définitivement humains. Alceste s’est rêvé, seul en face de l’humanité, comme le derniers des honnêtes hommes. Le verdict de la fin de la pièce est sans appel, Alceste voulait qu’on le distingue, il finit confondu dans la foule.

Comment jouer Alceste alors ?

J.-F. S. : Comme un être humain. On a parfois tendance à considérer la pièce comme la tragédie d’un homme juste, noble et malheureux, car totalement incompris. En réalité il est surtout humain, pétri de contradictions, ingérable, imprévisible, excessif, démesuré, séduisant et insupportable. Je crois qu’il faut refuser le romantisme, la douleur d’Alceste, le point de vue psychologique, la logique du comportement. Ce qui fait la puissance du texte, c’est la mise en théâtre de toutes les contradictions humaines, de l’absence de logique. C’est important, pour son plaisir, que le spectateur puisse rester critique, et soit lui-même dans cette contradiction de trouver tous les personnages en même temps séduisants et insupportables. Et c’est excitant pour les acteurs de jouer les contradictions plutôt que de répondre à une logique du comportement. Et la première de ces contradictions, à mon avis, est que, dans cet acharnement à condamner les hommes, la colère d’Alceste est égale à son espérance, et que l’auteur, en filigrane, signe, dans la colère inépuisable du personnage, l’aveu d’une foi inaltérable en l’humanité.

Propos recueillis par Catherine Robert

 

 

A propos de l'événement

Le Misanthrope
du mercredi 22 mai 2013 au samedi 29 juin 2013
THEATRE DE L’ODEON
Place de l’Odéon, 75006 Paris

Du 22 mai au 29 juin 2013. Du mardi au samedi 20h, dimanche 15h. Tél. : 01 44 85 40 40. www.theatre-odeon.fr
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