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Focus -201-ODEON / THEATRE DE L’EUROPE

QUE CE MAGNIFIQUE THEATRE VIVE !

QUE CE MAGNIFIQUE THEATRE VIVE ! - Critique sortie Théâtre Paris THEATRE DE L’ODEON

Odéon 6e / Les Beaux jours d’Aranjuez
De Peter Handke / mes Luc Bondy
Odéon 6e / Le Retour
De Harold Pinter / trad. Philippe Djian / mes Luc Bondy

Publié le 10 septembre 2012 - N° 201

Luc Bondy présente son projet pour le théâtre de l’Odéon, ainsi que ses deux mises en scène au programme : Les Beaux Jours d’Aranjuez, un très beau texte de Peter Handke en ouverture de saison, et Le Retour d’Harold Pinter, créé dans une nouvelle traduction de Philippe Djian avec une superbe distribution.

“Les bons auteurs résonnent différemment selon les époques, et ils sont toujours un peu visionnaires.”

Luc Bondy

Quels projets proposez-vous au théâtre de l’Odéon ?

Luc Bondy : Je réunis de grands artistes de théâtre, dont les œuvres ne sont pas dans l’arbitraire, et je propose des pièces que je voudrais monter moi-même. J’aime aussi l’idée que les projets naissent du désir de se rencontrer ou de se retrouver, de discussions, et pas de façon plus ou moins péremptoire. Ainsi, je travaille souvent avec des acteurs avec lesquels j’ai une histoire, tels Misha Lescot ou Louis Garrel. Parmi les artistes invités cette saison, Peter Stein présente pour la première fois une mise en scène en français d’une pièce que j’aime beaucoup, Le Prix Martin de Labiche, 40 ans après sa mise en scène de La Cagnotte à Berlin, en allemand. J’accueille aussi un artiste dont je suis le travail depuis des années et que j’ai invité à Vienne, mais qui demeure méconnu en France, Grzegorz Jarzyna, qui met en scène Nosferatu d’après Dracula de Bram Stoker. Christoph Marthaler propose Foi, Amour, Espérance, une étrange, étonnante et vraiment excellente mise en scène de la pièce d’Odon von Horvath et Lukas Kristi, sans doute l’une des pièces marthalériennes les plus tristes et les moins ironiques. Il propose aussi Meine Faire Dame (un laboratoire de langues), un travail musical librement inspiré de Pygmalion de George Bernard Shaw. Claude Régy met en scène La Barque le Soir de l’auteur norvégien Tarjei Vesaas. Au programme aussi cette saison Alain Françon, Martin Kusej, Robert Lepage, Lars Noren et Erik Stubo, Jean-François Sivadier et Joël Pommerat. Mais l’Odéon n’est pas seulement un monument merveilleux, où de beaux projets se concrétisent ! Je veux que ce magnifique théâtre vive, qu’on ait tout le temps envie d’y aller, que ce ne soit pas seulement un lieu de projets mais aussi un lieu très actif.

Comment faire pour que le théâtre vive davantage ?

L. B. : Lorsque j’ai débuté au Théâtre Universitaire International à Paris, j’ai connu une atmosphère stimulante d’échanges et d’enrichissement mutuel que j’aimerais recréer au théâtre même. Le théâtre doit aussi devenir un endroit de rencontres. Il va y avoir un nouveau restaurant à l’Odéon en bas ouvert très tard, les gens pourront s’y asseoir, parler, inviter d’autres personnes. J’aimerais aussi dans la durée travailler sur la transmission, que l’on puisse créer des ateliers, mettre en place une école de théâtre, de mise en scène. Pour cela, nous avons besoin de davantage de salles de répétition, que l’on pourrait ouvrir à Berthier, car celles qui existent sont trop petites et trop peu nombreuses. L’instrument n’est pas encore à la hauteur de son prestige. Dès la saison suivante, je souhaite faire découvrir à Berthier de jeunes metteurs en scène français. Au théâtre, on est toujours à l’affût de découvertes ! Mais je ne veux pas accompagner ces nouveaux metteurs en scène à travers un festival de jeunes compagnies, une forme qui ne me convainc pas. Je souhaite plutôt travailler dans la régularité et accueillir ces jeunes à l’intérieur de l’Odéon, sur un projet spécifique.

Vous inaugurez la saison avec Les Beaux Jours d’Aranjuez de Peter Handke, et vous créez Le Retour d’Harold Pinter. Qu’est-ce qui vous a décidé à mettre en scène cette pièce de Pinter ?

L. B. : J’avais très envie de monter cette pièce ! En France, Pinter a parfois été associé à un univers connoté boulevard alors que je trouve au contraire que cette pièce est un drame psychologique hors normes, hors milieu, elle ne peut pas s’expliquer selon les critères habituels, selon des causes et des effets clairement identifiés. La nouvelle traduction commandée à Philippe Djian évite totalement l’écueil du conventionnel pour au contraire laisser entendre toute une gamme de tensions. La psychologie atteint ici une dimension quasi magique. Mais le théâtre n’exige pas d’être vraisemblable, ce qui compte, c’est que la construction intérieure fonctionne, que l’histoire fonctionne en elle-même. Naturellement, tout le monde se demande comment une femme peut se prêter à ce jeu : il est évidemment très étonnant qu’elle quitte son mari et ses enfants pour s’installer avec son beau-père, son frère et ses deux fils et devenir prostituée. On peut la définir de diverses façons, elle est selon moi le contraire même d’une idiote qui subit sa vie, sa décision peut s’apparenter à une espèce de vengeance de femme contre ce qu’elle a vécu. Le Retour n’est pas du tout une pièce misogyne, mais une pièce très féministe avant la lettre. Dans le même esprit, Michel Tournier explique que la nymphomanie de Madame Bovary est une vengeance contre la façon dont elle a été traitée.

Est-on dans une forme de réalisme ?

L. B. : Il faut impérativement que s’instaure une sorte de normalité. Et soudain, au cœur de ces situations plus ou moins normales, surgit un scandale terrible. On ne doit pas prévoir ce qui va advenir. Il se passe toujours des choses compliquées, inattendues, qui ne correspondent pas à nos schémas de pensée. Les personnages sont un peu comme des animaux dans une cage. C’est Pinter qui a inventé ce théâtre énigmatique, un théâtre de la surprise et du décalage, qui ne peut cependant pas être rangé dans la catégorie du théâtre de l’absurde. C’est une œuvre formidable pour les acteurs : Bruno Ganz, Emmanuelle Seigner, Louis Garrel, Pascal Greggory, Jérôme Kircher et Micha Lescot. Une belle distribution…

La pièce est-elle toujours aussi dérangeante ?

L. B. : Bien sûr. C’était un véritable scandale d’écrire une telle pièce au début des années 60. Et aujourd’hui la pièce ouvre d’autres perspectives, faisant par exemple écho à ces faits divers incompréhensibles liés à des séquestrations. Les bons auteurs résonnent différemment selon les époques, et ils sont toujours un peu visionnaires. Les œuvres transcendent alors leur contexte de création, posent des questions nouvelles, portent des significations singulières. Elles deviennent fortes au lieu de devenir dépassées. Et je ne crois que pas que la dimension morale puisse compter, on ne fait pas du théâtre en pensant à la morale. A quelle morale d’ailleurs ?… Essayons de faire du théâtre de telle manière qu’on puisse se poser des questions qui nous intriguent, explorer des problématiques qui nous touchent, sans jugement facile.

Passant de l’invective à des moments d’accalmie, ces personnages semblent capables de tout…

L. B. : Oui, mais je crois qu’ils sont plus dans le fantasme que dans la réalité. Le fantasme est toujours dangereux car proche de son exécution. D’une certaine manière une forme de mythomanie définit cette pièce.

Le spectacle inaugural de la saison est un texte de Peter Handke Les beaux jours d’Aranjuez. Ce dialogue entre un homme et une femme est-il un dialogue d’acteurs ?

L. B. : C’est ainsi que je le conçois, comme un dialogue d’acteurs après une représentation, un soir d’été. Je pense qu’ils se connaissent depuis très longtemps, même si cela n’est pas dit. Au début de leur échange, de façon soudaine, l’homme demande à la femme : « Ta première nuit avec un homme ? ». De cette question découlent toute l’histoire, et la dialectique, qui n’est pas toujours dans la contradiction, mais se déploie à plusieurs niveaux. Peter Handke a écrit ce texte en français puis l’a traduit en allemand, je l’ai créé au Festival de Vienne en allemand avec deux très grands acteurs, Dörte Lyssewski et Jens Harzer. Toute la poétique de Peter Handke est là, dans ce dialogue d’été. Ils jouent à l’intérieur de règles, qui sont celles de la pièce, mais les transgressent toujours. Ils voyagent dans le temps, dans un passé imaginaire, tout en étant dans le présent de la scène, installés dans un jardin offrant des sensations, des frémissements, des murmures.

Qu’est-ce qui les caractérise et les différencie ?

L. B. : Ils ne fonctionnent pas sur le même mode, n’abordent pas les mêmes thèmes, n’éprouvent pas les mêmes sentiments, mais quelque part se rejoignent. C’est comme si les aspects masculin et féminin étaient inscrits dans les deux. Nous ne sommes pas là dans un théâtre de psychologie. Il n’est pas question de cacher quelque chose. Elle se raconte – parfois de manière assez masculine –, se découvre, effectue une introspection profonde de sa vie de femme, des diverses phases qu’elle a traversées, elle dévoile ce que les hommes ont représenté pour elle, et décrit aussi comment elle les a rejetés. Elle n’a jamais désiré une vengeance précise, son attitude d’opposition n’est pas dirigée contre les hommes, mais contre un ordre établi, contre la convention – un thème cher à Peter Handke. Il la contredit non pas expressis verbis mais en projetant une autre manière de voir les choses. Ainsi, il expose la vie de la nature, explicite par exemple le trajet de plantes sauvages, et par là même célèbre le hasard. Car il refuse ce qui est prévu dans la nature. C’est sa réponse à l’introspection de la femme, une réponse inadaptée qui peut être drôle pour le spectateur. Il passe d’ailleurs de l’agressivité à la complicité. On peut parfois avoir l’impression d’entendre des monologues à deux.

Sont-ils dans la perte de quelque chose ?

L. B. : Ce n’est pas vraiment une perte, ils assument quelque chose par la narration. Et au fur et à mesure que le récit avance, cette chose qu’ils ont racontée est derrière eux, ils s’en libèrent. La pièce explore la solitude et l’amour. Il n’y a pas d’accomplissement dans cette pièce, je pense que c’est une pièce pessimiste, mélancolique, même si Peter Handke m’affirme le contraire.

Propos recueillis par Agnès Santi

 

 

A propos de l'événement

Les Beaux Jours d’Aranjuez / Le Retour
du mercredi 12 septembre 2012 au dimanche 23 décembre 2012
THEATRE DE L’ODEON
Place de l’Odéon, 75006 Paris

Odéon 6e. Les Beaux Jours d’Aranjuez, du 12 au 15 septembre 2012, du mardi au samedi à 20h, dimanche à 15h. Le Retour, du 18 octobre au 23 décembre 2012.Tél : 01 44 85 40 40. www.theatre-odeon.fr
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