Avignon 2023 - Théâtre - Critique
Une « Fin de partie » remarquablement servie par le Théâtre de l’Incendie
Théâtre La Scierie / texte de Samuel Beckett / mise en scène de Laurent Fréchuret
Publié le 13 juillet 2023 - N° 312Le Théâtre de l’Incendie retrouve Beckett, son auteur fétiche. Laurent Fréchuret réunit quatre comédiens exceptionnels, pour une mise en scène remarquablement attentive au texte et à ses enjeux.
Nell et Nagg vivent dans des bennes à ordures après avoir perdu leurs jambes dans un accident de tandem près de Sedan : fin de l’empire et relégation des anciens dans les poubelles de l’Histoire ! Hamm, leur fils, est un tyranneau logorrhéique, qui régente la maison depuis la chaise roulante où le clouent la cécité et la paralysie. Il est aussi méchant que drôle. Clov est son fils adoptif, son larbin, son souffre-douleur, son homme à tout faire et à tout endurer. Tant que ça dure et pourvu que ça dure… Encore que… À quoi bon repousser l’échéance qui viendra mettre un terme à cet étonnant jeu de massacre, où chaque réplique dégomme son destinataire avec une jubilation désinhibée ? Le pire, dans ce naufrage qui met justement cap au pire, est qu’on en rit avec une délectation doublée d’une inquiétude profonde, puisque Beckett nous fait spectateurs des acteurs que nous serons bientôt… « Rien n’est plus drôle que le malheur », surtout quand on y reconnaît soi-même et les siens, c’est-à-dire tous les humains qui s’esquintent le tempérament à tâcher de surmonter l’angoisse de la mort en ne la domptant jamais. Il y a bien le divertissement (ce pourquoi les hommes vont au théâtre), mais dans la maison de Hamm, l’occasion de se divertir est devenue rare, à un morpion près !
Hommes supérieurs, apprenez donc à rire !
Laurent Fréchuret creuse la veine de la drôlerie. Il ne transforme pas les personnages en pantins grotesques, mais révèle toutes les strates du sens en déployant chaque réplique dans toute sa richesse. On ne rit pas de la situation, mais des mots qui la disent. L’interprétation transforme le texte en glose de lui-même, comme si chaque phrase était porteuse de son commentaire et de sa critique. Jean-Claude Bolle-Reddat est un Hamm extraordinaire de truculence pince-sans-rire. Le comédien offre une humanité poignante à ce bourreau ordinaire, cruel parce qu’authentique, comme avide d’une vérité qui lui fait espérer le dernier départ comme ultime aventure encore à vivre. Maxime Dambrin, fort du contraste entre sa voix puissante et son corps impuissant, est un Clov étonnant, plus raisonnable que soumis, choisissant d’obéir à la lettre que dicte le langage plutôt qu’à l’esprit tourmenté de son tourmenteur. Christine Brotons et Thierry Gibault sont également magnifiques, précis et justes. Ils font de Nell et Nagg un couple de vieux amoureux tendres, poignants dans les élans que paralyse leur enfermement. Le patent plaisir pris à dire cette partition cruelle est communicatif. Comme tous les membres de cette curieuse famille, nous avons entamé une partie que nous sommes certains de perdre : reste à bien la jouer et à savoir en rire. Au-delà de l’armure cynique de la lucidité, ce rire peut devenir sagesse, quand il s’apaise dans le sourire silencieux du départ de Clov ou le dernier rictus de Hamm. Cette humanité défaite ressemble au surhomme joyeux, celui qui, selon Nietzsche a réussi à « désapprendre le rire bruyant ».
Catherine Robert
A propos de l'événement
Fin de partiedu vendredi 7 juillet 2023 au vendredi 28 juillet 2023
La Scierie
15, boulevard du quai Saint-Lazare
à 10h. Relâche les 12, 19 et 26. Tél. : 04 84 51 09 11. Durée : 1h40. Tél. : 04 90 03 01 90