Stéphane Braunschweig met en scène « La Mouette », cruel et accablant miroir de notre époque
Odéon-Théâtre de l’Europe / texte d’Anton Tchekhov / mise en scène et scénographie de Stéphane Braunschweig
Publié le 10 novembre 2024 - N° 327Stéphane Braunschweig recrée La Mouette après une première version datant de 2001. Il en revisite les enjeux psychologiques et moraux et offre un miroir cruel à notre époque, prouvant ainsi l’acuité de son regard sur le monde.
On dira que les chefs-d’œuvre sont toujours actuels, et on n’aura rien dit. On dira que tout est dans Tchekhov, comme tout est dans Shakespeare ou dans Molière, et on enfoncera une autre porte ouverte. Pourtant, le caractère terrible de la nouvelle mise en scène de Stéphane Braunschweig ne peut que provoquer chez le spectateur le même sentiment que celui qui saisit Ulysse au récit du sac de Troie chez les Phéaciens : les pleurs de celui qui doit bien admettre que c’est lui qui a commis tout ça et que le chant de l’aède découvre qui il est. Ainsi se déploie cette Mouette, avec une impériale Chloé Réjon en Irina Nikolaëvna Arkadina, venue reposer sa gloire dans la propriété familiale, en compagnie de son dernier amour, le brillant et célèbre écrivain Trigorine. Quand apparaît la comédienne, dans l’élégance moulante d’une petite robe d’été qui montre son impeccable silhouette, qu’Arkadina compare avec une candeur odieuse à l’allure empêtrée et empâtée de Nina, il faut être à son tour grand naïf pour n’y pas reconnaître l’actuelle génération de marâtres botoxées, raffermies au lait de soja. Les adultes d’aujourd’hui laissent crever la jeunesse en batifolant en aveugles dans un champ de ruines dont ils se contrefoutent, et au milieu duquel gît bientôt le cadavre de Treplev : pauvre garçon, trop sensible sans doute, trop capricieux évidemment et trop vieux désormais pour que sa mère puisse prétendre en sa présence qu’elle a vingt ans de moins que ses artères et son cœur sec.
Terreur, colère et pitié
Tout est beau et tout est accablant dans ce spectacle. Les acteurs (Sharif Andoura, Jean-Baptiste Anoumon, Boutaïna El Fekkak, Denis Eyriey, Thierry Paret, Eve Pereur, Lamya Regragui Muzio, Chloé Réjon, Jules Sagot et Jean-Philippe Vidal) sont tous remarquables de finesse, de délicatesse et de vérité. Ils s’emparent avec une fulgurante aisance de la traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan, experts en justesse et en précision. La scénographie, où le sol dévasté répond au ciel plein de cadavres d’oiseaux empaillés, campe le décor de la pièce manifeste de Treplev, qui écrit sur la nature ravagée, l’espoir fusillé, l’avenir interdit, pendant que ricane la génération des parents, pendant que se plaignent les humiliés (avis aux enseignants qui entendront en riant jaune la plainte de l’instituteur mal payé !), pendant que les vieux beaux draguent les jeunes filles en fleurs et que les vieilles peaux castrent leurs enfants pour les empêcher de risquer d’être mieux heureux qu’elles. Les vieux soupirent après ce qu’ils n’ont plus, parce qu’ils n’ont su ni le conserver ni le transmettre, et les plus jeunes subissent quolibets et opprobre. Pauvre Nina qui revient murmurer qu’elle est actrice, quand même, malgré tout, contre tous ! Dans la déchirante interprétation d’Ève Pereur au moment de cette célébrissime réplique, se tiennent tout le malheur, l’injustice et la bêtise actuelles d’un monde qui sacrifie ses enfants par avarice, appât du gain et fatuité vaine.
Catherine Robert
A propos de l'événement
La Mouettedu jeudi 7 novembre 2024 au dimanche 22 décembre 2024
Odéon-Théâtre de l’Europe
place de l’Odéon, 75006 Paris
Du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h. Relâche le 10 novembre. Tél. : 01 44 85 40 40. Durée : 2h20.