Sébastien Kheroufi transpose « Par les villages » de Peter Handke dans une cité de banlieue française : lumineux !
Reprise / Centre Pompidou / Théâtre des Quartiers d’Ivry / texte de Peter Handke / mise en scène Sébastien Kheroufi
Publié le 25 novembre 2024 - N° 327Avec le soutien de son auteur, Sébastien Kheroufi transpose le village de Peter Handke dans une cité de banlieue française. Des comédiens incandescents disent le poème. Torchère politique dans la nuit qui vient.
Remarquablement traduit en français par Georges-Arthur Goldschmidt, le texte de Peter Handke est exigeant, austère, dense, obnubilant et parfois déroutant. Il arrache les hommes au discours prosaïque du quotidien ; il fait parler les petites gens comme jamais on ne les entend quand on les singe en simplets vulgaires. Un écrivain est de retour dans le village de son enfance à l’heure où doit se solder l’héritage. Il est question de la maison natale à vendre, mais pas seulement. Les règlements de comptes symboliques et affectifs mettent aux prises ceux qui sont restés et le transfuge de classe devenu écrivain, dont le départ est considéré comme une trahison. La pièce de Peter Handke, créée en 1981, se situe dans un village des montagnes de Carinthie : Sébastien Kheroufi, artiste associé au TQI, l’installe dans une banlieue française. Gregor devient Brahim, Hanz, Amar et Sophie, Sofia : les enfants d’immigrés remplacent ceux des paysans autrichiens. Loin d’être seulement une coquetterie actualisatrice ou une pirouette démagogique, cette adaptation donne au texte une force politique sidérante. La pièce s’adresse à notre époque émétique, qui voudrait assimiler ceux qu’elle a exploités, comme la modernité a voulu liquider ses racines et couler dans le béton le cadavre du monde d’avant. À la fin, la magnifique Casey dit le monologue de Nova, appel au sursaut adressé à une humanité qui a oublié sa puissance créatrice et sa capacité politique : on en pleurerait d’émotion, de colère et de joie mêlées.
Un théâtre en alerte pour un monde en alarme
Le texte s’y prêtant, Sébastien Kheroufi le met en scène comme une sorte d’oratorio, où des solistes brillants chantent au milieu d’un chœur qui les portent. Amine Adjina (Hans / Amar), Anne Alvaro (la vieille femme), Casey (Nova), Hayet Darwich (Sophie / Sofia), Ulysse Dutilloy-Liégeois (Ignaz / Ignace), Benjamin Grangier (Alain / Albin), Gwenaëlle Martin (l’intendante) et Lyes Salem (Gregor /Brahim) sont tous d’une force, d’une justesse, d’une vérité et d’une beauté extraordinaires, non seulement dans le jeu mais aussi dans l’écoute. Le visage d’Anne Alvaro, illuminé par la flamme du texte final dit par Casey, fixe à tout jamais la figure de l’oubliée rendue à la vie par la force des mots. Autour de ces magnifiques comédiens, les amateurs de l’association Bergers en scène et des habitants d’Ivry-sur-Seine composent un chœur intense, qui campe le peuple dans toute la complexité de sa joie et de son désespoir, de sa colère menaçante et de sa soif de justice. On dirait un orphéon des oubliés, des effacés, des méprisés, des sans-grades et des sans-dents, des sans-visas et sans-visages, de tous ceux dont on considère qu’ils n’ont que des mains et dont on oublie qu’ils ont aussi des poings. À ceux-là, Peter Handke rend la parole ; Sébastien Kheroufi leur donne un corps. La puissance du poème surgit de la forêt, berceau des antiques alarmes, passe par les villages, résonne dans la cité, clame dans la ville tout entière et réveille les consciences dans le marasme politique actuel. Courez l’entendre !
Catherine Robert
A propos de l'événement
Par les villagesdu vendredi 13 décembre 2024 au dimanche 22 décembre 2024
Centre Pompidou
Place Georges Pompidou, 75004 Paris
du jeudi au samedi à 20h, dimanche à 17h. Tél : 01 44 78 12 33. Théâtre des Quartiers d’Ivry, CDN du Val-de-Marne, La Manufacture des Œillets, 1 rue Raspail, 94200 Ivry-sur-Seine. Du 22 au 26 janvier, du mercredi au vendredi à 20h, samedi à 18h, dimanche à 16h. Tél : 01 43 90 49 49. Durée : 3h20. Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.