Affreux, bêtes et pédants
S’appuyant sur un humour burlesque, la [...]
Accompagné par la musique de Grigoris Vasilas et Giannis Evangelou, Simon Abkarian imagine et interprète la plainte d’amour et d’abandon de Ménélas. Un spectacle fascinant et bouleversant.
Garce d’Hélène ! La plus belle des femmes de l’Attique, fille de Zeus, seule rivale d’Aphrodite sur terre, fut accordée à Ménélas pour faire cesser les rivalités de ses innombrables prétendants, et offerte à Pâris en récompense d’une pomme capricieuse : Ménélas, parce qu’il fallait bien choisir, Pâris, parce que, parfois, on ne choisit pas… Malheureux Ménélas ! Il aurait été sage de ne point concourir, d’en préférer une moins désirable, et de ne pas entrer dans le jeu des dieux, qui se plaisent aux déboires des hommes pour consoler leur ennui. Mais comment résister à Hélène ? Loin de creuser la veine moqueuse où Offenbach trouva les pépites délirantes de son opérette, à rebours de la tradition qui fait de Ménélas un veule incapable de tenir cloîtrée la putain détestable responsable de la guerre de Troie, Simon Abkarian imagine et interprète un Ménélas hautain dans son désespoir, magnifique dans son abandon, digne et poignant dans sa peine. « Le vent me gifle, me jette au visage l’écho de ton nom désormais atrophié. Haine ! Haine ! » : maudire Hélène, c’est encore l’aimer, puisque la détestation et l’humiliation rageuse portent la trace de son nom.
Comme un soleil dans l’abîme
« Une boule de substance irritable », dit Barthes de l’amoureux dans les Fragments d’un discours amoureux. Un « écorché » dont tout le discours est obnubilé, occupé et fasciné par son objet, incapable de lever le siège de son obsession, comme un Grec devant Troie, comme Ménélas face à lui-même, jaloux de celui qu’il était quand Hélène était sienne. Impénitent bavard, ratiocineur enivré, radoteur et mendiant, orgueilleux et tapageur, Abkarian campe un Ménélas tout en paradoxes. Costume austère et gomina des grands soirs, chevalière au doigt et cigarette à la main, il est assis à la table d’une taverne, entouré comme on l’est lorsque tout est perdu, par deux amis taiseux et fraternels, qui écoutent la plainte en la sachant inconsolable. Grigoris Vasilas, au chant et au bouzouki, et Giannis Evangelou, à la guitare, accompagnent la lamentation de l’abandonné. Le rebétiko, musique de la mauvaise herbe, celle que l’on fume et celle qu’on emprisonne, enveloppe le conteur et soutient sa peine. Ce chant des exilés refugiés dans les bouges du Pirée vient de cette Asie Mineure où furent massacrés les Arméniens et ensanglantés les autels troyens. Abkarian, fils des premiers, évoque aussi, en incarnant un Ménélas plus amoureux que guerrier, le regret des cendres d’Ilion. Vanité de toutes choses : le roi d’Argos est à genoux sur le sable du rivage où seule demeure la trace du départ d’Hélène, misérable et grand dans sa misère, amoureux, encore et toujours. Et Simon Abkarian, auteur inspiré et interprète incandescent de ce texte poétique à la beauté drue, est magnifique.
Catherine Robert
S’appuyant sur un humour burlesque, la [...]