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Théâtre - Critique

Marie Payen reprend « La nuit c’est comme ça » : une rencontre d’une grâce immense qui s’aventure jusqu’au langage des fous

Marie Payen reprend « La nuit c’est comme ça » : une rencontre d’une grâce immense qui s’aventure jusqu’au langage des fous - Critique sortie Théâtre Paris Les Plateaux Sauvages
© Patrick Berger La nuit c’est comme ça de Marie Payen

Reprise / Les Plateaux Sauvages / Texte et mise en scène de Marie Payen

Publié le 29 mars 2024 - N° 320

Dans une performance où tout s’improvise, à commencer par le langage, Marie Payen part à la rencontre du langage de la folie. Elle y trouve, pour faire face à l’angoisse de la fin de l’humanité, une liberté et même une forme de joie qui rend le présent éminemment sensible et partageable.

À sa manière lente, légèrement tremblante, de rejoindre le centre du plateau plongé dans une semi-obscurité où l’on distingue chacun à son poste le musicien Raphaël Chassin et le créateur lumière Hervé Audibert, Marie Payen place d’emblée La nuit c’est comme ça dans le sillage de ses deux créations précédentes, Je brûle (2015) et Perdre le Nord (2019). En donnant à voir dans l’introduction de sa nouvelle création le passage de son corps et de sa parole quotidienne à un état autre que l’on peut qualifier de « poétique », l’artiste se situe d’emblée hors de toute convention naturaliste. Elle permet aussi au spectateur d’approcher au plus près son geste, qui n’est donc pas d’incarnation mais d’improvisation. « On commence ? ». Plus qu’une question, la phrase prononcée au seuil de la performance est un signal : à partir de là, la Marie Payen qui parle n’est plus tout à fait celle qui est entrée en scène plus tôt. La voilà tendue vers une autre réalité, et surtout vers un autre langage que le sien. Le rire étrange qui lui décroche la mâchoire, puis les premières phrases qui s’invitent dans sa bouche nous font vite comprendre avec quel monde la comédienne est à présent connectée : celui de la folie. Dans ses premiers instants de disponibilité au parler délirant des fous, Marie Payen parle des semaines et des mois comme de choses concrètes, comme de traits sur lesquels on peut s’allonger ou d’espaces où l’on doit s’ancrer jusqu’à devenir arbre… Elle pose ainsi les bases d’une logique éloignée du sens commun, où tout est sensation et disponibilité au présent, deux qualités essentielles à l’art du théâtre. Nourrie, explique-t-elle, par ses conversations quotidiennes avec les fous qu’elle rencontre dans la rue, Marie Payen déploie devant nous, pleine de trébuchements qui attestent de l’authenticité de son improvisation, une logorrhée qui en l’éloignant des normes sociales autant que théâtrales la rapproche du spectateur.

Un délire plein de sagesse

Le verbe aussi fragile que foisonnant de La nuit c’est comme ça nous suspend aux lèvres de Marie Payen, même lorsque celles-ci se couvrent de rouge sang et accouchent sous la forme de récits de bien des monstres et des catastrophes. Ces aberrations qui peuplent le soliloque sont à peu près sa seule permanence. Elle signifie beaucoup. Derrière l’espèce de gourou expliquant à ses fidèles qu’il faut voir Marx tout nu, derrière l’Occidentale atteinte de la malaria qui va voler ses ovaires à une femme pauvre lors d’un voyage organisé de « re-fertilisation » et les autres créatures décadentes qui se succèdent dans la parole fragmentaire de Marie Payen – du moins était-ce le cas le soir où nous l’avons vue –, on peut clairement entendre le chant de la fin d’un monde, le nôtre. Qu’elle se fasse épique, racontant une guerre qui tue les enfants transformés ensuite par leurs mères en instruments de musique, ou plus intime, c’est la déraison de notre époque, c’est son bout de course que dit Marie Payen à la suite de Pablo Servigne et Raphaël Stevens dans leur essai Comment tout peut s’effondrer, source d’inspiration de la performance. Sans prétendre changer le monde, Marie Payen et ses deux complices qui improvisent chacun dans leur domaine le ré-enchantent un instant en le racontant par la bouche des fous. En accueillant ainsi l’Autre, sans disparaître totalement dans l’opération, Marie Payen se saisit avec une grâce immense et une belle singularité de ce qui fait de la scène un espace de rencontre unique en son genre.

 Anaïs Heluin

A propos de l'événement

La nuit c’est comme ça
du lundi 22 avril 2024 au mardi 30 avril 2024
Les Plateaux Sauvages
5 rue des Plâtrières, 75020 Paris

du lundi au vendredi à 19h, le samedi à 16h 30. Tél : 01 83 75 55 70. Durée : 1h. Spectacle vu au Théâtre Gérard Philipe – CDN de Saint-Denis.

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