Les Mariés de l’Apocalypse, opéra étrange pour créatures hybrides. De Marion Coutris, musique Marco Quesada et mise en scène et scénographie Serge Noyelle

Qui sont ces spectres baroques, ces fourreaux satinés à talons aiguilles et tête d’homme, ces mannequins à la valse titubante, ces mariés au voile en film plastique ? Quel est ce lieu qui les évoque tous et ne ressemble à aucun : chantier désaffecté ou plateau de cinéma, dock de la débine ou tarmac du Walhalla, portes de l’enfer ou marges du paradis ? On voit tout et on n’y comprend rien. Quiconque parlera de ce spectacle ne dira donc que ce qu’il a ressenti ; et ce qu’il a ressenti renseignera sur le spectateur davantage que sur le spectacle. Marion Coutris prévient dès le début de son texte : « il n’y a pas de perception objective de la réalité ». Inutile de résumer cette œuvre, qui n’est peut-être qu’une « blague pour distraire les dieux ». Installés dans les gradins disposés autour de l’espace bifrontal, les spectateurs saisissent tout de ce qui se donne à voir et à entendre, à condition d’accepter de se sentir perdu. Les musiciens (Patrick Cascino, Emmanuel Cremer, Yi Ping Yan et Alexandre Régis – en alternance –, Marco Quesada et Magali Rubio) sont d’un côté de la scène, un mystérieux mur d’apparition de l’autre ; des fauteuils surdimensionnés roulent de cour à jardin ; les chanteurs et comédiens habitent cet espace et s’y déploient, tels des lucioles résistant à l’affront des ténèbres.

D’art et d’amour

« Vous comprenez, c’est le faux monsieur Art qui a le plus l’air d’être le vrai et c’est le vrai qui n’en a pas l’air ! Ca fait qu’on se trompe ! Beaucoup se trompent ! », disait Jean Dubuffet dans L’Homme du commun à l’ouvrage. On songe à son ironie iconoclaste en comprenant qu’il n’y a rien à comprendre et tout à saisir ou ressentir, en se consolant d’être ainsi dérouté, tant sont creux et insanes les spectacles clairs comme des démonstrations et fluides comme des dissertations. Personne n’obéit chez Noyelle et Coutris : ni les filles à leur père, sorte de Lear d’après le désastre, ni les images aux sons, ni le texte, qui caracole entre association libre, mystère et poésie. Mais tout est harmonieux et fluide ; tout suggère qu’il peut y avoir de l’espoir dans l’apocalypse, de la ferveur dans l’effleurement, de la douceur dans le conflit. L’art véritable échappe à la clarté de ce que l’on connaît déjà et reconnaît sans peine. Tout est perdu, fors l’irrépressible désir d’échapper à la perte, de se ressaisir pour faire société, quitte à oser le chromo d’une photo de famille déglinguée aux caresses interlopes. Rémy Brès-Feuillet, Lucas Bonetti, Marion Coutris, Nino Djerbir, Andrés Garcia Martinez, Virginia Guidi, Grégori Miège, Noël Vergès, Camille et Jeanne Noyelle se font passeurs exaltés de cette divine comédie lyrique et troublante. Virgile et Béatrice conduisent Dante. Les nautoniers de ce spectacle leurs ressemblent et suggèrent qu’il n’y a pas de meilleurs guides, surtout par gros temps, que l’art et l’amour.

Catherine Robert