La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Danse - Entretien croisé Brigitte Lefevre / Dominique Brun

Le mystère Nijinski

Le mystère Nijinski - Critique sortie Danse Paris
Crédit : François Rousseau Légende : Clément Hervieu Léger dans Les Cahiers de Nijinski, mise en scène Brigitte Lefèvre et Daniel San Pedro.

Philharmonie de Paris / Hommage à Nijinski / chor. Dominique Brun
Théâtre national de Chaillot / Les Cahiers de Nijinski / mes Brigitte Lefevre et Daniel San Pedro

Publié le 16 octobre 2016

Danseur au destin tragique, Vaslav Nijinski a marqué l’histoire de la danse. Chorégraphe, il a créé des œuvres qui marquent la modernité. Il est à l’honneur avec l’Hommage à Nijinski rendu par Dominique Brun et la pièce adaptée des Cahiers de Nijinski montée par Brigitte Lefèvre avec Daniel San Pedro. Nous les avons rencontrées…

Brigitte Lefèvre, vous avez approché Nijinski en travaillant sur la mise en scène de ses Cahiers, et vous, Dominique Brun, en recréant ses trois œuvres majeures, à savoir L’Après-midi d’un Faune, Le Sacre du printemps, et tout récemment Jeux. Qui était-il ?

Brigitte Lefèvre : Nijinski est un mystère. Il est très russe, très mystique, et c’est aussi ce que j’ai souhaité éclairer en montant ces Cahiers. Il fait partie des personnalités mythiques, voire mythologiques, de la danse, comme Rudolf Noureev d’une certaine façon. Je ne l’aurais jamais abordé si le hasard ne m’avait pas guidé vers cette rencontre. C’est grâce à Clément Hervieu-Léger que j’ai été poussée, avec l’aide de Daniel San Pedro, à réaliser cette mise en espace. Je suis frappée par la pensée tumultueuse et fascinante de Nijinski à la fin de sa vie, alors qu’il ne peut plus danser. Et pourtant il y a cette photo incroyable de 1939 où on le voit sauter…

Dominique Brun : On perçoit que l’on ne connaît ni l’œuvre, ni l’homme mais le mythe. J’ai lu Les Cahiers plusieurs fois, notamment quand j’étais très jeune. Il en ressort une personnalité très torturée mais très limpide. Il devait être en conflit permanent avec lui-même, mais aussi avec le monde qui l’entourait et ce qu’on attendait de lui. Il était bisexuel, soumis à de fortes pulsions, d’intenses désirs, mais il finit par suivre les écrits de Tolstoï qui préconisent la chasteté…

B. L. : En fait, Nijinski a passé sa vie sous tutelle. D’abord son père, ensuite son professeur de danse – et à l’époque, ils n’étaient pas tendres – ensuite Diaghilev, puis sa femme, Romola, puis les médecins. Finalement, il a traversé sa vie en restant innocent. Il a un côté qui me rappelle l’Idiot de Dostoievsky. Je pense que cette contrainte permanente a nourri sa folie. Il oscillait vraisemblablement entre deux contraires : une énergie très puissante qui s’imposait à lui et une énergie très brûlante qu’il avait en lui. C’est quelqu’un qui a une forme d’ultra-conscience des choses. Il a été happé par les images qu’on essayait de lui faire endosser.

« Chez lui le mouvement se faisait pensée et la pensée mouvement. » Dominique Brun 

« Nijinski a passé sa vie sous tutelle. » Brigitte Lefèvre 

Que perçoit-on de lui en travaillant sur un texte comme Les Cahiers, ou sur ses chorégraphies à partir de ses notes ou de ses partitions ?

D. B. : Je l’ai découvert dans le travail collectif avec le Quatuor Knust sur L’Après-midi d’un Faune, la seule vraie partition chorégraphique qu’il a laissée. J’ai perçu une grande capacité de rigueur dans la composition, chez lui le mouvement se faisait pensée et la pensée mouvement. L’érotisme de ses gestes permet de lire la subtilité de ses circonvolutions mentales. Toute l’ambivalence est révélée par la danse. Son travail sur le mouvement n’est donc pas mécanique mais profondément psychique – et non pas psychologique. Il n’est pas dans la maîtrise mais dans la recherche permanente. Pour Jeux, on a trouvé très récemment tout un cahier de notes, écrites en russe, qui éclairent notamment la relation Debussy / Nijinski. Il ne note pas la chorégraphie, mais les situations, les actions. Cela fait penser à la poésie de Gertrude Stein, à certains textes de Beckett. Il y a une dimension érotique très appuyée. Il y a de la frénésie mais pas d’orgie, de l’érotisme mais sans monstration. À la fin, Nijinski écrit seulement « péché ». D’une certaine façon, il a dynamisé l’écriture de Debussy. Cette partition que l’on connaît pour sa difficulté de rythme, de reprises, de circulation doit probablement beaucoup à la chorégraphie. Nijinski avait des idées très précises.

B. L. : Il a cette faculté rare d’invention. On ne retrouve, dans ses chorégraphies, aucune influence. On voit, par contre, les traces de ce travail énorme qu’il a mené avec Stravinsky et Debussy. Il est au cœur de ces partitions. Le Sacre, Le Faune c’est une promenade, un déroulement. On parle du voile, mais quand il danse, il est lui-même le voile, et ce cri magnifique à la fin. J’ai vu, grâce à Neumeier, Jeux, c’est encore autre chose.

D. B. : Pour Jeux, outre le cahier de notes, il y a beaucoup d’illustrations de Valentine Hugo, beaucoup plus de photos que pour Le Sacre. Mais ce qui est extraordinaire, c’est de se donner la possibilité de se réapproprier ces archives, comme si on réagitait des particules qui rayonneraient de nouveau. Je vois bouger les dessins, chaque parole de Nijinski a été réimplantée dans la musique et c’est très émouvant. Jeux est le chaînon manquant entre Le Faune et Le Sacre.

B. L. : Ce que je trouve intéressant, c’est qu’on est très informé sur cet interprète extraordinaire dont on n’a aucune image animée. Mais les photos sont à tomber. C’est d’une telle sensualité… On le voit bouger.

 

Propos recueillis par Agnès Izrine

A propos de l'événement

Le mystère Nijinski
du samedi 22 octobre 2016 au jeudi 24 novembre 2016


Hommage à Nijinski (L’Après-midi d’un Faune, Jeux, Le Sacre du printemps (avec la participation de François Alu, Premier danseur de l’Opéra de Paris). Avec l’Orchestre Les Siècles et la Compagnie Ligne de Sorcière (Dominique Brun).

Philharmonie de Paris, Cité de la musique.

Grande Salle.  Le 22 octobre à 20h30, le 23 octobre à 16h30. Tél. : 01 44 84 44 84.

 

Les Cahiers de Nijinski – Brigitte Lefevre / Daniel San Pedro

Chaillot Théâtre national de la Danse 1 place du Trocadéro 75116 Paris. Du 3 au 24 novembre. Jeu 3, 10, 17 et 24 novembre à 19h45, Ven. 4, Sam. 5, Mar. 8, Mer. 9, Ven. 11, Mar. 15, Mer. 16, Ven. 18, Sam. 19, Mar. 22, Mer. 23 à 20h45 - Salle Maurice Béjart.Tél. : 01 53 65 30 00. Durée 1h15.

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