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Théâtre - Critique

Le magistral « Moine noir » de Kirill Serebrennikov est repris à Paris

Le magistral  « Moine noir » de Kirill Serebrennikov est repris à Paris - Critique sortie Théâtre Paris Théâtre du Châtelet
Christophe Raynaud De Lage / festival d'Avignon

Théâtre du Châtelet/D'après la nouvelle de Tchekhov

Publié le 20 février 2023 - N° 308

« Le Moine noir » du  cinéaste et metteur en scène Kirill Serebrennikov, artiste russe dissident aujourd’hui installé à Berlin, arrive au Théâtre du Châtelet à Paris pour 4 représentations seulement. Une éblouissante traversée de la fable en quatre variations qui révèlent toute l’amplitude et l’acuité de la nouvelle de Tchekhov. Un spectacle magistral !   

C’était la première fois que Kirill Serebrennikov portait à la scène ce texte de Tchekhov, cette nouvelle mystérieuse, plutôt méconnue en France mais très populaire en Russie. Et force est de constater que son adaptation que l’on a découverte  dans la Cour d’honneur lors du dernier Festival d’Avignon a fortement impressionné. Sa proposition entrelace avec une science infinie tous les effets du théâtre, faisant résonner à chaque instant les mots jamais superflus de Tchekhov, si nourris de passé et de failles psychologiques, si révélateurs des contradictions et fragilités humaines. Tissant ensemble merveilleusement le jeu, la musique, les chants et la danse, ce théâtre total élève l’artisanat concret exigé par le théâtre jusqu’à des sommets. Le metteur en scène fabrique quatre variations de la même histoire, qui chacune expriment la vision de l’un des protagonistes, et qui, à travers leurs similitudes et leurs divergences, forment un fascinant puzzle. À l’instar de l’auteur russe, cette traversée tout en poignants contrastes fait émerger de profonds questionnements ancrés dans la réalité des défaillances humaines, sans aucun jugement, même si perce parfois une touche railleuse. La liberté est-elle une illusion ? Quels sont les mécanismes de l’amour, de l’affirmation ou de la négation de son désir ? Qu’est-ce que le génie ?  Quel est le prix à payer pour ses choix ou ses soumissions ? De toutes ces questions – folie ou normalité, action ou contemplation, génie ou médiocrité, liberté ou obéissance… –, le metteur en scène et les siens font théâtre, dans une dimension spectaculaire éblouissante qui enveloppe l’intime d’une amplitude cosmique. L’homme est ici une infime partie d’un grand tout, planté au cœur d’une somptueuse nature rythmée de cycles, dont le lever et le coucher du soleil, ici merveilleusement salués en partage avec le public, célébrés par l’art qui résiste et transcende l’habitude.

Ici, quelle extraordinaire liberté !

Le volet inaugural plonge dans le quotidien de Péssôtski, qui travaille sans relâche à son splendide jardin, l’œuvre et le but ultime de sa vie, effaçant toute autre préoccupation. Sa fille Tania le seconde, se consacre elle aussi à choyer le jardin dans le sillage de la volonté paternelle. L’arrivée d’Andreï Kovrine, auteur désormais célèbre qui dans l’enfance a grandi auprès d’eux et revient à la campagne pour remédier à son surmenage, chamboule leur univers. Au cours de ses promenades, Andreï voit apparaître un moine noir avec lequel il s’entretient, ce qui le plonge dans une agitation extrême. Point de splendeur végétale sur la scène, mais des disques, des astres, des vibrations visuelles et sonores, et des serres faites de bois et plastique – symboles de labeur et d’enfermement mais aussi parfois demeures d’estivants joyeux –, qui seront manipulées au fil des quatre épisodes. Bientôt surgit l’idée d’un mariage entre Tania et Andreï – quelle idée simple et géniale d’utiliser comme métaphore ces bottes de jardinier qui signifient l’adieu aux semelles de vent de l’artiste. Le second volet adopte le point de vue dédoublé de Tania, celle plus âgée qui raconte, celle encore jeune qui incarne, et rappelle parfois Ophélie sans défense face à l’obsessionnel Hamlet. Ponctué des mêmes repères, le troisième volet relate la vision d’Andreï, dont l’état mental se dégrade, sans défense lui aussi, reclus en une quête impossible et en un dialogue fantasmé et chaotique avec le moine. Place enfin aux moines noirs démultipliés, aux corps dansants qui déploient un ballet nocturne emportant vers l’invisible au-delà des mots. Les comédiens, remarquables, s’expriment en russe, allemand, anglais, et Andreï est interprété par trois comédiens différents selon les parties. Internationale, cette sublime troupe n’en fait pas moins preuve d’une cohésion évidente. Un spectacle éblouissant ! 

Agnès Santi 

A propos de l'événement

Le Moine Noir
du jeudi 16 mars 2023 au dimanche 19 mars 2023
Théâtre du Châtelet
1, Place du Châtelet 75001 Paris

à 20h00. Tél : 0140282840.

Durée : 2h40. Le Moine noir d’après Tchekhov suivi de la nouvelle originale, de Kirill Serebrennikov, traduction Gabriel Arout, est publié aux éditions Actes Sud-Papiers. Spectacle vu en 2022 au Festival d'Avignon

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