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Théâtre - Entretien

Le Grand Inquisiteur d’après Fédor Dostoïevski, mise en scène Sylvain Creuzevault

Le Grand Inquisiteur d’après Fédor Dostoïevski, mise en scène Sylvain Creuzevault - Critique sortie Théâtre Paris Théâtre National de l'Odéon
DR compagnie Le Singe

d’après Fédor Dostoïevski / Mes Sylvain Creuzevault

Publié le 13 juillet 2020 - N° 286

Avant de créer une adaptation des Frères Karamazov dans son ensemble, Sylvain Creuzevault propose une première forme centrée sur la fable du Grand Inquisiteur. Un fragment central du roman de Dostoïevski qui met Jésus en accusation et questionne la compatibilité du bonheur et de la liberté .

Après Les Démons, vous vous attaquez aux Frères Karamazov, comment ces deux romans s’articulent-ils ?

Sylvain Creuzevault : Du temps a passé entre les deux, une dizaine d’années. Dostoievski devient père, ce qui est très important dans son histoire. Mais il perd aussi son fils Alexei, nom qu’il va donner au troisième des frères Karamazov. Dans les années 1870, le caractère conservateur de Dostoïevski s’affirme aussi de plus en plus. Après ses combats menés en faveur des idées occidentales, il laisse se développer sa nouvelle Trinité personnelle composée de Dieu, du Père et du Tsar.

La figure du Père est-elle primordiale chez lui ?

SC. : Il faut savoir que Dostoïevski est devenu épileptique suite à la mort de son père, assassiné dans des conditions mystérieuses, que son fils Alexeï va mourir d’épilepsie et que lors de la mort de son père, Dostoïevski éprouve des affects joyeux dont il se sent très coupable. Tous ces événements construisent le terreau créateur des Frères Karamazov, notamment dans l’affrontement de l’innocence et de la culpabilité. De plus, dans la dernière décennie de sa vie, Dostoïevski s’intéresse de près à la jeunesse de son pays, dans laquelle il sent se développer un caractère nihiliste. Il va tisser le récit de cette évolution avec sa propre histoire personnelle.

Que raconte précisément cette fable du Grand Inquisiteur ?

S.C.  : C’est un poème écrit par Ivan, l’un des frères Karamazov. Cela se passe du temps de l’Inquisition en Espagne au XVIe siècle. Jésus est de retour sur terre. Il n’y fait pas sa parousie mais est emprisonné, et un cardinal, le Grand Inquisiteur, vient le voir et dresse un réquisitoire contre lui. Il l’accuse de n’avoir pas cédé aux trois tentations du Diable et d’avoir ainsi construit une sorte d’aristocratisme de la liberté, inatteignable, qui rend les hommes malheureux.

« Avec ce texte, Dostoïevski instaure une dialectique entre le bonheur et la liberté. »

Quelle est la portée de cette fable ?

S.C.  : C’est un dialogue dans lequel Jésus ne répond pas. Pour le cardinal, il est normal d’asservir sa liberté au pain, par exemple, ce que refuse de faire Jésus face au diable. Brecht reprendra cette idée en disant  : «  la bouffe d’abord, la morale ensuite  ». Il est aussi normal de soumettre sa liberté à la sécurité, à la nécessité collective. Normal également de céder à la tentation de l’Empire planétaire, comme Rome l’a fait aux yeux des orthodoxes. On est à la fin du XIXème siècle, quand se construisent le libéralisme et le socialisme, qui trouvent des bases communes dans ce discours du Grand Inquisiteur.

Que représente pour vous ce personnage de l’Inquisiteur ?

S.C.  : C’est un élu qui a commencé avec l’éthos chrétien de l’ermite, et qui est devenu une grande figure de pouvoir. Il est surtout un personnage créé par Ivan, qui, dans le roman, refuse le monde de son père, et se révolte contre les souffrances subies par les enfants innocents. Avec ce texte, Dostoïevski instaure une dialectique entre le bonheur et la liberté, qui, pour moi, est autant quotidienne que métaphysique.

Comment allez-vous mettre en scène cette dialectique ?

S.C.  : Nous allons monter ce passage avant de l’intégrer, d’une manière allégée, dans l’ensemble des Frères Karamazov, que nous créerons en novembre à l’Odéon. Vu les protocoles sanitaires, nous voulions créer quelque chose qui pourrait se jouer de toute façon. Mais nous ne voulions pas démarrer avec un spectacle de consensus. Alors, comme souvent, nous faisons rentrer ce texte en écho avec d’autres matériaux, notamment des textes d’Heiner Müller, pour faire résonner cette fable avec le recul actuel des libertés individuelles, dans cette succession des états d’urgence où c’est la liberté qui va devenir l’état d’exception. Mais aussi avec cette troisième tentation du Diable, que tout devienne un, cette tentation de l’hyper puissance d’un homme qui se prend pour Dieu, et du règne du système capitaliste. Le tout avec la perspective, bien sûr, comme d’habitude, que notre théâtre génère une part de joie.

 

Propos recueillis par Eric Demey

A propos de l'événement

Le Grand Inquisiteur
du vendredi 25 septembre 2020 au dimanche 18 octobre 2020
Théâtre National de l'Odéon
Place de l'Odéon, 75006 Paris
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