La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon - Critique

Lorraine de Sagazan crée « Léviathan » : une mise en jeu saisissante et troublante du système judiciaire

Lorraine de Sagazan crée « Léviathan » : une mise en jeu saisissante et troublante du système judiciaire - Critique sortie Avignon / 2024 Avignon Gymnase du Lycée Aubanel
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon Léviathan par Lorraine de Sagazan

Gymnase du lycée Aubanel / texte de Guillaume Poix et Lorraine de Sagazan / conception et mise en scène de Lorraine de Sagazan

Publié le 16 juillet 2024 - N° 323

À partir d’une immersion au cœur du système judiciaire, explorant la procédure de comparution immédiate, Lorraine de Sagazan et les siens créent un rituel théâtral étrange et saisissant, qui se décale du réel pour mieux l’ausculter et en révéler les dysfonctionnements. Une mise en jeu efficace et troublante de l’autorité judiciaire, plaidant pour une justice réparatrice.   

Drôle d’endroit pour une audience de comparution immédiate : une sorte de chapiteau, cœur battant organique ceint de tentures rosées. Drôle de personnages aussi : masqués, engoncés dans leurs rôles, figés dans un langage et des gestes codifiés, plongés dans un espace-temps implacable, dans la réalité de la vérité judiciaire telle qu’elle advient au terme de la procédure rapide et spéciale de la comparution immédiate. Loin d’un théâtre documentaire, Lorraine de Sagazan fabrique un théâtre qui se décale du réel pour mieux le considérer, un théâtre qui saisit, ausculte et dénonce en conjuguant tous ses effets. Des effets d’une grande finesse dramaturgique qui s’agrègent et se renforcent, laissant éclater les dysfonctionnements. Si le tribunal est en soi un théâtre, avec ses rôles bien définis dans des temps précisément impartis, il devient ici le lieu d’une étrange et saisissante cérémonie, d’un rituel qui s’aventure au-delà des faits et des réputations jusqu’à la vérité des corps, jusqu’à l’impuissance et l’anéantissement des êtres, jusqu’à la mise à nu stridente d’un système épuisé, non réparateur, croulant sous la charge de travail. Collés au visage, les masques de la présidente du tribunal, du procureur, des avocats de la défense forment une étrange seconde peau qui trouble la perception. Collant sur la tête, trois prévenus se succèdent, broyés par le système, qui en l’espèce n’ont pas blessé de victimes, ce qui rend plus facile et plus percutante la dénonciation, plus injuste le mandat de dépôt. 

Une distanciation comme un rapprochement

Le premier, qui a un travail de régleur, a conduit sans permis et sans casque une moto ; le second, SDF, a menacé de brûler le bâtiment de l’association Cœur tranquille et insulté une policière ; la troisième a volé et causé des dégradations matérielles, elle est mère d’une enfant dont la garde exclusive a été confiée au père, qui viole sa petite fille. Une affaire autre, d’une gravité extrême, dont hélas ne peut se saisir la présidente. Ces prévenus, en particulier la mère, d’une absolue détresse, bouleversent. La pièce éclaire un système qui perd pied, vrille, se déconnecte de la souffrance vécue, de la justesse de la justice. Certains aspects peuvent déconcerter, tel l’usage du chant qui s’empare de la diction, telle l’incursion d’un cheval qui demeure très longtemps sur le plateau et focalise l’attention. La mère si désespérée le caresse. Comme pour les autistes (le film Hors Normes d’Éric Toledano et Olivier Nakache le montre bien), l’équithérapie a pu être pratiquée avec succès avec des détenus. En écho au triste spectacle des audiences, intervient une présence vraie, un témoin non masqué, « amateur de théâtre et professionnel du droit pénal », qui livre une analyse clinique et critique de la comparution immédiate et la connaît de l’intérieur. Soixante mille par an : « une procédure d’exception qui s’est gentiment normalisée au fil du temps » dit-il. La partition confronte habilement la parole rigoureuse du témoin et les audiences presque absurdes qui avalisent l’autorité d’un système judiciaire toujours plus pressé. Suite à La Vie invisible et Un sacre, Lorraine de Sagazan et les siens poursuivent avec cette création un cycle né après la crise sanitaire d’un protocole de travail intégrant des centaines de rencontres avec des personnes de tous horizons et faisant émerger « des manques » ou « des insuffisances ». Les comédiens Khallaf Baraho, Jeanne Favre, Felipe Fonseca Nobre, Jisca Kalvanda, Antonin Meyer-Esquerré, Mathieu Perotto, Victoria Quesnel, Eric Verdin y sont d’une formidable acuité. Reste à penser des alternatives à la peine carcérale, immense chantier…

Agnès Santi  

A propos de l'événement

Léviathan
du lundi 15 juillet 2024 au dimanche 21 juillet 2024
Gymnase du Lycée Aubanel
14, rue Palapharnerie, 84000 Avignon

à 18h ; relâche le 17. Tél. : 04 90 14 14 14. Durée : 1h50. À voir Monte di Pietà, installation à la Collection Lambert, par Lorraine de Sagazan et Anouk Maugein.  

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