La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Critique

King Lear Syndrome ou les Mal élevés, d’après Shakespeare, mise en scène Elsa Granat

King Lear Syndrome ou les Mal élevés, d’après Shakespeare, mise en scène Elsa Granat - Critique sortie Théâtre Seine-Saint-Denis CDN Théâtre Gérard Philipe
Elsa Granat, Hélène Rencurel et Laurent Huon dans King Lear Syndrome ou les mal-élevés. © Simon Gosselin

Théâtre Gérard Philipe / d’après Le Roi Lear, de Shakespeare / Elsa Granat

Publié le 19 janvier 2022 - N° 295

Elsa Granat revisite Shakespeare avec une intelligence suraiguë et réalise un absolu chef-d’œuvre sur la vieillesse et le rapport que nous entretenons à la décrépitude, la déchéance et la mort. A voir absolument !

Bernadette Le Saché entre à jardin, bougie à la main, et dit le dialogue hilarant et poignant entre l’humanité et le théâtre. Tout est déjà sur scène ! Sa bouleversante traversée du plateau rappelle que le théâtre est indispensable à la vie : il l’éclaire et console de son absurdité. Tout le spectacle, imaginé par Elsa Granat et interprété par les prodigieux comédiens qu’elle réunit, défend et illustre cette évidence, avec une lucidité aussi cruelle qu’apaisante et une intelligence sidérante de la condition humaine et des affres de l’âge. Après ce prologue, vient le temps de la fête. Un vieil homme marie sa cadette : le promis est sympathique, le gazon verdoie et l’ambiance est euphorique. On est chez Lear, avant la crise, au temps de l’insouciance, sans savoir qu’on est heureux, puisque le malheur n’a pas encore frappé. Le père fait alors un AVC et se réveille en pleine confusion, sommant ses filles de lui dire combien elles l’aiment et entreprenant de partager son royaume à l’aune de ces déclarations. Le texte de 1608 affleure dans le dialogue : nous voilà chez Shakespeare, mais pas seulement… Régane et Goneril, parce qu’elles sont plus âgées et qu’elles ont compris qu’il ne faut pas contredire le malade, jouent le jeu. Cordélia refuse, sans doute parce qu’elle est encore une enfant, qui ne veut pas perdre son père et avec lui ses repères. L’intuition pertinente d’Elsa Granat explose alors comme une bombe et éclaire la pièce de Shakespeare d’une lumière nouvelle : Lear n’est pas un fou tyrannique, il est malade. Il va désormais falloir compter avec ses caprices, ses colères, ses jurons, ses silences, ses maladresses. Il va falloir admettre qu’il est déjà mort même s’il ne l’est pas tout à fait. Il n’est plus Lear, même s’il croit l’être. Jusqu’à la fin, il va falloir tenir par la main ce roi redevenu enfant.

Tout ce que peut le théâtre

Le texte, savant tuilage de l’original et de celui qu’a écrit Elsa Granat, raconte alors comment Régane et Goneril refusent d’accueillir leur père chez elles, non pas à cause de ses compagnons d’arme gloutons, mais parce qu’il n’y a pas la place, dans les appartements et les vies modernes, pour héberger les vieux. Lear est donc placé en EHPAD. Toute la partie du spectacle qui se passe dans cet établissement est absolument géniale ! Les comédiens y interprètent leur partition avec une vérité impressionnante, dans laquelle se reconnaîtront tous les spectateurs qui savent la tristesse, la mauvaise conscience, l’inquiétude et les fugaces moments de joie sereine qu’on connaît en visitant les pensionnaires des maisons de retraite. La puissance cathartique est à son comble. Le théâtre atténue le chagrin de devoir mourir et la peine de devoir vivre. Rares sont les spectacles qui y parviennent avec autant d’efficacité : le travail d’Elsa Granat et des siens est exemplaire. Mais s’il l’est sur le fond, il l’est tout autant dans la forme. Laurent Huon, Bernadette Le Saché, Lucas Bonnifait, Antony Cochin, Elsa Granat, Clara Guipont, Edith Proust et Hélène Rencurel, dont les talents conjugués laissent pantois, sont entourés par des amateurs, qui offrent aux pensionnaires de l’EHPAD et aux membres de la cour du vieux Lear la grâce des corps vieillissants, ignorés sur scène et cachés dans la vie. Autre force de ce spectacle : s’il peint la psychologie des protagonistes avec un réalisme décapant, il réussit aussi brillamment à interroger ce que notre époque fait de la vieillesse en la médicalisant, ce qu’elle impose aux soignants qui s’en occupent et ce qu’elle perd en parquant la folie de ces esprits morts aux corps scandaleusement vivants. À rebours de trop nombreux spectacles qui infantilisent la réflexion politique en la noyant dans la niaiserie intimiste, Elsa Granat parvient à universaliser la fable et à montrer, avec une générosité, une sagacité, une subtilité et une élégance rares, ce que notre société fait des plus anciens de ses membres. Une exceptionnelle réussite !

Catherine Robert

A propos de l'événement

King Lear Syndrome ou les mal-élevés
du mercredi 19 janvier 2022 au vendredi 4 février 2022
CDN Théâtre Gérard Philipe
59, boulevard Jules-Guesde, 93207 Saint-Denis

Du lundi au vendredi à 19h30, samedi à 17h, dimanche à 15h30 ; relâche le mardi. Tournée : 23 et 24 mars, Théâtre des Ilets-CDN Montluçon ; 29 et 30 mars, Théâtre de l’Union-CDN du Limousin ; 8 avril, Théâtre des Sources, Fontenay-aux-Roses. Durée : 3h15 avec entracte.

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