La musique contemporaine dans tous ses états
Pour une vision élargie de la musique
Laurent Bayle, directeur de la Cité de la musique et de la Salle Pleyel et président de la future Philharmonie de Paris, revient sur les problématiques liées à la diffusion de la création.
« Ce qui tue le développement de la musique est sa segmentation souvent artificielle. »
Quel doit être pour vous le rôle d’une salle de concert en matière de musique contemporaine ?
Laurent Bayle : Tenter de donner à entendre une vision élargie de la musique, dans son évolution historique, dans ses interactions entre des formes savantes et populaires, dans l’interpénétration des cultures également – entre celles issues de la vieille Europe et celles, anciennes ou émergentes, qui nous viennent d’autres continents. C’est dans cette mise en perspective que la musique dite contemporaine prend tout son sens : ses antécédents classiques ne sont dès lors plus perçus comme un monde clos, un refuge nostalgique. Les mutations en cours et la diversité des langages d’aujourd’hui sont mises en regard avec toutes les ruptures qui ont alimenté les siècles passés.
Comment répartissez-vous la programmation d’œuvres contemporaines entre la Cité de la musique et la Salle Pleyel ?
L.B. : La Cité offre beaucoup plus de liberté. D’abord, à travers la résidence de l’Ensemble intercontemporain, la création contemporaine a été placée dès le départ au cœur du projet artistique. Ensuite, les thèmes que nous proposons au public questionnent régulièrement un large spectre, dans le temps et l’espace. Ainsi, à titre d’exemple, nous venons de proposer des concerts croisés Dufourt / Debussy qui font écho à des confrontations antérieures : Ligeti / Mahler ; Berio / Bach ; Lachenmann / Mozart… Tout, à la Cité, invite au décloisonnement. Le projet de la Salle Pleyel, quant à lui, est certes ambitieux en terme de qualité des orchestres invités, à commencer par le résident, l’Orchestre de Paris, mais l’ensemble du dispositif de transmission construit au fil du temps à la Cité manque cruellement, notamment pour élargir les publics et s’ouvrir à de plus jeunes générations, moins déterminées dans leurs usages, plus enclines à la nouveauté. Les orchestres donnent parfois des œuvres en création, mais trop rarement. Le risque de repliement et de formatage de la diffusion musicale est le même partout dans le monde : des interprètes magnifiques mais un répertoire confiné entre Mozart et Mahler qui limite le rayonnement de la musique à des cercles étroits de mélomanes avertis.
Comment luttez-vous contre les préjugés (difficulté d’accès, élitisme) liés à la création ?
L.B. : En la jouant, en la rejouant, en faisant appel aux meilleurs musiciens capables de l’interpréter avec le même respect que s’il s’agissait d’une symphonie de Beethoven, en développant un accompagnement éducatif de plus en plus pertinent, incluant jusqu’à des applications numériques, en suscitant une sensibilisation dès le plus jeune âge, en infiltrant les réseaux sociaux… Les voies sont multiples et la solution toute faite n’existe pas. Soutenir la création passe par un engagement personnel, une volonté de se projeter, de défendre le devenir de nos sociétés. Tant que des artistes et des passeurs seront porteurs d’une vision que l’on peut qualifier sommairement de progressiste, alors, nous parviendrons à résister contre la frilosité ambiante dont nous savons combien elle se développe en temps de crise.
Quel regard portez-vous sur le débat opposant les compositeurs « modernistes » aux partisans d’un retour à la tonalité ?
L.B. : D’abord, je me refuse d’afficher publiquement mes options personnelles. Je ne suis ni un artiste, ni un critique ou journaliste, ni un « spectateur comme les autres ». J’ai en charge un projet artistique qui dépasse de loin mes propres goûts et élans personnels. Il inclut la perception de nombreux collaborateurs et tente de mettre en regard des esthétiques par nature conflictuelles ou éloignées. Ensuite, je constate que ce qui tue le développement de la musique est sa segmentation souvent artificielle : les professionnels se spécialisent au point de perdre toute vision d’ensemble et les mélomanes avertis se complaisent également dans des mondes très étroits. Il ne faut pas avoir peur des courants d’air et surtout sortir des oppositions binaires telle celle que vous évoquez. Passer une commande à Thierry Escaich, Bruno Mantovani ou Kaija Saariaho est un gage de qualité qui fait sens au-delà des différences esthétiques entre ces compositeurs. Ce qu’il faut promouvoir, c’est l’authenticité et la personnalité du créateur ; ce qu’il faut regarder avec plus de distance, ce sont les épigones, qu’ils se présentent sous un label de modernité ou de rejet des prétendues avant-gardes.
Quelle sera la place de la musique contemporaine dans la future Philharmonie ?
L.B. : Je souhaite ardemment qu’elle soit là où elle devrait toujours être : au cœur du projet. La nouvelle salle de 2400 places dialoguera avec les deux salles actuelles de la Cité, respectivement de 900 et 250 places. Ce potentiel ouvre le champ des possibles. Les nombreuses propositions relatives aux pratiques actuelles et à venir se confronteront régulièrement aux grandes fresques du passé, pour lesquelles, grâce à la magie acoustique du lieu, nous serons à même de transcender l’art de l’interprétation. La création s’ouvrira également à de larges horizons : des artistes venus de pratiques plus informelles, des performances incluant de nouveaux outils proposés par l’informatique et associant parfois l’image ou la danse… L’ensemble du projet sera tourné vers le développement des publics, à travers une politique tarifaire adaptée – ce qui ne peut malheureusement pas vraiment être le cas à Pleyel – et un projet éducatif volontariste qui donnera toute sa portée à cet équipement que l’on peut considérer comme un nouveau modèle de développement culturel du Grand Paris.
Propos recueillis par Antoine Pecqueur