La bataille de l’imaginaire
Auteur, réalisateur, directeur de l’Oizeau rare, Jean-Gabriel Carasso est un des théoriciens les plus pertinents de l’éducation artistique et un fervent militant de cette pratique pédagogique, actuellement en danger.
Vous êtes un acteur et un observateur de longue date du combat pour l’éducation artistique et culturelle dans notre pays. Quel regard portez-vous sur la situation actuelle ?
Jean-Gabriel Carasso : Nous vivons une période paradoxale : jamais autant de discours et d’affirmations sur la « priorité » à accorder à ce domaine, et, en même temps, jamais autant de confusion, voire de régression dans les faits. Ce que l’on a nommé « éducation artistique et culturelle » depuis une quarantaine d’année, ce furent avant tout des pratiques pédagogiques nouvelles, ancrées dans les grands mouvements de « l’action culturelle » et de « l’éducation active », menées à la fois par des enseignants et par des artistes. Ateliers de théâtre ou de cinéma, sorties et visites de musées, rencontres avec des peintres, des musiciens, des danseurs : ces activités ont pris des formes diverses (PAE, PACTE, ateliers de pratique artistique, classes à projet artistique, jumelages, etc.) auxquelles s’ajoutaient des formations spécifiques (en IUFM, dans les Universités d’été) et une riche production d’outils pédagogiques (livres, films, DVD, revues). Le principe majeur de cet ensemble était d’aborder la question de l’art et de la culture par la pratique, par le contact direct avec les œuvres et les artistes, par le jeu, par l’écriture, par le corps, visant ainsi au développement créatif des individus autant qu’à l’acquisition de connaissances. Une éducation par l’art, plus qu’une éducation à l’art ! Or, depuis peu, une conception scolaire académique, au pire sens du terme, a détourné le sens des mots en rétablissant plutôt des formes « d’enseignement obligatoire ». C’est le cas pour l’enseignement obligatoire de « l’histoire des arts », qui relègue les activités pratiques à la marge. De plus les formations d’enseignants se réduisent : le département « art et culture » du CNDP est progressivement dépouillé de ses moyens. Il s’agit d’un profond détournement de sens ! Un seul exemple : sur le site officiel « histoire des arts » mis en ligne par le ministère de la Culture, l’histoire du théâtre au XXème siècle se résume à Brecht, Beckett, le Festival d’Avignon et Peter Brook. Quelle indigence !
« Une éducation par l’art, plus qu’une éducation à l’art ! »
En quoi l’éducation artistique et culturelle, telle que vous la définissez, est-elle aujourd’hui fondamentale ?
J.-G. C. : Nous vivons une période de bouleversements considérables, une véritable « bataille de l’imaginaire ». Dans ce monde en effervescence, deux angoisses principales nous assaillent : quelle éducation et quelle culture ? Quelle éducation : à savoir que faut-il transmettre à nos enfants, comme connaissances, comme valeurs, comme attitudes ? Quelle culture : à savoir que peut-on partager avec eux (mais aussi avec d’autres adultes, d’origines diverses) comme valeurs symboliques, comme langages, comme imaginaires ? Au carrefour de ces deux préoccupations, se trouve précisément « l’éducation artistique et culturelle ». Cet espace de travail permet une formidable dialectique entre le réel et le symbolique, le patrimoine et la création, l’individu et la société, ici et ailleurs… C’est un espace exceptionnel pour tenter des réponses aux angoisses du moment, pour peu que cela soit mené avec sérieux et que ceux qui s’y consacrent puissent être formés à cette complexité. Nous en sommes loin !
L’Etat est-il en mesure d’assumer un tel objectif ? Sinon, à qui faut-il faire appel ? Aux collectivités territoriales ? A des officines extérieures ?
J.-G. C. : L’Etat porte une grande part de responsabilité et devrait garantir dans l’éducation des jeunes un espace-temps dévolu à une éducation artistique et culturelle conséquente, et s’attacher à la formation des adultes. D’autres peuvent évidemment y contribuer, notamment les collectivités territoriales. Elles le font d’ailleurs de plus en plus. Je pense à l’initiative de Philippe Meirieu, vice-président de la Région Rhône-Alpes, qui impose désormais dans tous ses stages de formation d’adultes une dimension culturelle, ou aux « parcours culturels gratuits » mis en place par la Ville de Toulouse pour plusieurs milliers d’enfants. Et tant d’autres ! Sur le terrain, des politiques intelligentes se développent, heureusement. Car faute de politiques cohérentes, c’est un marché qui se développerait. Pour le meilleur et pour le pire !
Propos recueillis par Catherine Robert