La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Focus -180-cergy

Alain Giffard

Alain Giffard - Critique sortie Théâtre

Publié le 10 septembre 2010

LA LECTURE COMME INSTRUMENT DE LA CULTURE DE SOI

Alain Giffard est chercheur au département des études, de la prospective et des statistiques du Ministère de la Culture. Il étudie les incidences du numérique sur l’appropriation des savoirs.

La lecture numérique est-elle en passe de remplacer la lecture classique ?
Alain Giffard : La lecture numérique existe depuis le web. Auparavant on ne peut parler que d’une lecture d’écran, chargée de contrôler des fonctionnalités extérieures à la lecture, un peu comme lorsque nous consultons l’écran d’un guichet automatique. Avec le web, la lecture numérique qui a réellement le texte pour objectif se met à exister. Pour autant elle n’est pas en mesure de se substituer à la lecture classique ; et elle en est même loin dès lors qu’il s’agit d’aller au-delà du simple recueil d’informations dans le texte numérique. Il y a une conjonction entre trois éléments : une technologie de lecture numérique très incomplète, qui permet plutôt une pré-lecture de repérage qu’une véritable lecture ; l’attention caractéristique du numérique, qui comme le montrent les cogniticiens, va à l’encontre de la concentration nécessaire à une lecture soutenue, approfondie ; le type même de lecture qui ne favorise pas l’association de la lecture et de la réflexion.
 
Vous affirmez, chiffres de l’INSEE et enquête PISA à l’appui, que la pratique de la lecture est en reflux.
A.G. : Il y a deux sortes d’enquêtes. Les enquêtes comme celle sur les pratiques culturelles des Français montrent ce qu’on pourrait appeler une baisse quantitative de la lecture de livres ou de journaux depuis vingt ans. Les enquêtes comme celles-là, ou celle des journées de Défense Nationale, établissent une baisse qualitative, c’est-à-dire une baisse de la performance de la lecture. Les deux baisses ne sont pas propres à la France qui a cependant une situation préoccupante. La lecture numérique n’est pas à l’origine de ces deux baisses, mais elle se développe dans ce contexte de reflux de la lecture dont les raisons m’apparaissent très générales : une hégémonie de l’économie sur la culture qui conduit à ne voir dans l’écrit qu’un support de communication en oubliant qu’il est l’instrument par excellence de la culture de soi.
 
« La lecture numérique est véritablement un tournant dans l’histoire de la lecture. »
 
Avec Kant, vous faites de l’apprentissage de la lecture un devoir citoyen en même temps qu’un droit.
 
A. G. : L’espace public envisagé par Kant s’organise autour du principe de publicité des idées par l’écrit : c’est le principe de l’Offenlichkeit. Les républiques démocratiques ont élargi cette espace par la garantie constitutionnelle de la liberté d’expression. Le futur citoyen a le droit et le devoir d’être formé à l’écriture et la lecture. Le citoyen a le droit de lire ; il en a aussi le devoir, non seulement pour disposer des informations qui lui permettent de contrôler les élus, mais aussi précisément pour développer cette culture de soi sans laquelle il n’y a pas de gouvernement démocratique.
Le numérique peut-il suffire pour apprendre à lire ?
A.G. : La lecture numérique est véritablement un tournant dans l’histoire de la lecture. Elle reste cependant une forme spécifique de la lecture en général. La formation classique est particulièrement nécessaire pour évaluer les insuffisances de la technologie de lecture numérique et les compenser. Néanmoins la « compétence numérique », selon la formule de l’historien des idées Milad Doueihi, est aussi nécessaire. Elle va bien au-delà d’une formation à l’utilisation d’un ordinateur. C’est une formation culturelle dans un contexte très nouveau qui inclut ce que j’appelle les « industries de lecture », tel Google, à la fois industries de l’information, industries culturelles et industries du marketing.
 
Le numérique constitue-t-il un obstacle à la construction de soi et à la méditation sur soi ?
A. G. : C’est effectivement la question centrale. Non seulement la lecture, mais aussi l’écriture, l’attention, l’écoute, la mémoire, la réflexion sont autant de techniques de soi organisées autour de l’écrit. En ce qui concerne la lecture, on se demande dans cette approche, si elle permet non seulement une compréhension et une explication du texte, mais aussi son appropriation par l’association de la lecture et de la réflexion qui la suit, réflexion sur et à partir du texte, mais aussi réflexion sur l’état subjectif du lecteur. C’était le point de vue d’Augustin : que la lectio prépare à la meditatio. Par lui-même, le numérique n’est pas un obstacle à l’association entre lecture et réflexion. En revanche les industries de lecture ne peuvent voir ni dans cette pratique ni dans l’espace personnel qui l’environne des objets correspondant à leur marketing. Il n’y a pas d’autre raison aux insuffisances criantes de la technologie de lecture numérique qui pourrait tout à fait être autre chose que ce qu’elle est. 
 
Propos recueillis par Catherine Robert

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