Entretien avec Dominique Pitoiset
La Tempête revisitée
Dominique Pitoiset, directeur du Théâtre National Bordeaux Aquitaine, reprend
dans une nouvelle distribution La Tempête, ?uvre splendide qui recèle
cette qualité d’éternité capable de fasciner les plus grands hommes de théâtre.
Le metteur en scène a entrepris une lecture audacieuse, où le plaisir et la
sincérité nourrissent son imaginaire.
Quelle place occupe La Tempête dans vos projets de mise en scène ?
L’intention est liée à une reconsidération de la fable, dont l’irréalité me
convenait tout à fait après la concrétude sanglante des autres pièces de
Shakespeare que j’ai travaillées. Cette fable, c’est l’histoire d’un homme sur
une île déserte, qui pourrait être un lieu de magie et de manipulation qui nous
fait étrangement penser au théâtre. On retrouve dans la Tempête les
grands thèmes shakespeariens, l’usurpation, la revanche, ce machiavélisme du
bien qui est propre au personnage de Prospéro. Il prend sa revanche sur le passé
en déclenchant une tempête. Il fait échouer ses ennemis sur les rivages de l’île
où il a été contraint de survivre pendant plusieurs années. Pour la première
fois, je m’autorise à travailler avec d’autres supports que la convention. Les
esprits sont comme des manipulateurs de bunraku. J’ai fait fabriquer des poupées
à l’identique de certains acteurs, pour travailler sur l’idée d’un dédoublement,
de la manipulation, de la transformation physique. Je souhaite développer un
imaginaire très concret avec le texte, avec une grande place accordée à la
musique. Je vais faire une pièce de chambre, c’est une tempête dans une pièce
close.
Considérez-vous Prospéro comme le metteur en scène de l’histoire ?
Je me suis imaginé qu’après Beckett on ne lisait plus Shakespeare de la même
manière. J’ai compris – pour mon projet en tout cas – que Prospéro était
aveugle. La baguette est à la fois la baguette du maître d’école qu’il a été
pour Miranda et en même temps la baguette pour se déplacer dans son théâtre,
dans sa maison. Son regard est tourné vers le sombre abîme du temps. Je m’amuse
à essayer de convaincre qu’il y a de nombreuses raisons dans le texte de croire
à la cécité de Prospéro, qui organise cette manipulation, ces mensonges, afin
d’énoncer des vérités à sa fille, bloquée à tout jamais dans le théâtre de son
récit d’homme beckettien. C’est un des éléments forts de ma proposition sur ce
projet. Par ailleurs, je prends Prospéro très au sérieux quand il dit qu’il fait
tout ça pour sa fille. Le souci d’un père d’avouer des événements enfouis dans
le passé est un élément structurellement fondateur de la pièce. Lorsqu’il punit
les naufragés, Prospéro reprend la main. Il met en scène dans le théâtre de sa
vie ce règlement de compte qui les fait souffrir. Prospéro est manipulateur,
mais il y a de l’imprévu, il improvise et ne maîtrise pas tout.
? Je vais faire une pièce de chambre, c’est une tempête dans une
pièce close. ?
Dès que la magie cesse, les relations entre les personnages sont
catastrophiques…
Certains ont eu la tentation de penser que c’était une pièce sur le pardon.
Quel beau pardon de manipuler, d’emprisonner, de punir, et de reprendre tous ses
biens au minimum au double puisque Prospéro récupère et Milan et Naples par
mariage ! Ce que je trouve exemplaire dans cette pièce, ce sont toutes les
micro-facettes des comportements humains et sociaux, de l’avidité, du pouvoir,
de la manipulation des esprits plus faibles, du mensonge aussi. Comment Caliban
espère retrouver la liberté en projetant le meurtre de Prospéro est une leçon de
vie formidable. Et le complot des nobles contre le roi de Naples est un gros
plan sur la tentation de l’ivresse du pouvoir qui déborde d’Antonio.
Miranda, la fille de Prospéro, est-elle naïve selon vous ?
Plutôt rebelle. La tempête est déclenchée à un moment où plus rien ne
fonctionne sur l’île. Prospéro a un esprit qui rechigne et veut retrouver sa
liberté, entre un autochtone qu’il a alphabétisé et qui n?utilise le langage que
pour maudire, et une fille qui ne se soumet plus au v?u de son père et qui est à
un moment de son existence où la moindre demande paternelle l’irrite. La
première scène débute par un conflit très ouvert entre le père et la fille. Son
innocence est en fait très liée aux conditions d’existence qu’elle a eues
jusqu’ici. Qu?est-ce qui s’offre à elle en termes d’épanouissement ? Quand elle
voit débarquer ce jeune homme qui en plus a été soigneusement isolé, elle tombe
amoureuse. Et elle ne s’en laisse pas conter. Lui se bâtit en quittant
l’apparat. Les costumes des nobles doivent célébrer une société baroque, avec
emphase, dénonçant la corruption du paraître. Elle se bâtit en espérant entrer
dans le monde. La représentation s’arrête avant l’entrée dans le monde. On peut
se demander si ce monde-là existe vraiment.
Propos recueillis par Agnès Santi
La Tempête Du 27 avril au 2 juin aux Ateliers Berthier dans la grande
salle, 8 bd Berthier. Rens 0144854040-www.theatre-odeon.fr
*Entretien réalisé en 2002 lors de sa venue à la scène nationale des Gémeaux
à Sceaux.