Nicolas Jules
Des chansons qui crèvent le silence.
Avignon / 2017 - Entretien / François Bégaudeau et Valérie Grail
Sidérée par les attentats (qui hélas ont encore horriblement frappé dans plusieurs pays), Valérie Grail a commandé ce texte à François Bégaudeau, auteur notamment du célèbre Entre les Murs primé à Cannes. A travers trois fortes confrontations, l’écriture et son interprétation auscultent avec sincérité notre corps social malade.
Quelles sont les raisons qui ont motivé cette commande ?
François Bégaudeau : En mars 2016 Valérie m’a contacté après avoir découvert La Devise, un texte commandé et mis en scène par Benoît Lambert. Elle voulait créer une forme légère portant sur le climat d’anxiété générale qui caractérise notre société post-attentats, et s’accompagne d’une submersion de commentaires, de mots et d’images. La pièce raconte trois segments de la vie de Stéphane. Dans la première partie, il est en position d’éducateur souhaitant déciller quelqu’un d’aveuglé, mais le dialogue s’avère plus compliqué que prévu. Dans la seconde, il est aspirant journaliste face à un rédacteur en chef, et dans la dernière, il est aspirant comédien face à un auteur dramatique. Ce dernier volet métathéâtral est une mise en abyme de ma propre perplexité face à ces sujets. En parler permet-il d’apporter du sens ou conduit-il à participer à la cacophonie des discours ? C’est une vraie question que les intellectuels doivent se poser. Evidemment, je ne cherche pas à ériger de vérité face à un tel sujet. Au contraire, je cultive comme toujours le doute, le principe d’incertitude critique. L’une des choses que j’apprécie dans l’écriture théâtrale, c’est qu’elle permet d’interroger alternativement toutes les positions, de remettre un peu de trouble et de complexité dans ces questions, de réfléchir au sens des mots.
Valérie Grail : Au-delà de la sidération liée aux évènements eux-mêmes, les débats, informations et lectures qui les ont accompagnés m’ont conduite à rêver d’une pièce qui coupe la parole à l’omniprésente évocation d’un désastre annoncé. A contre-courant d’un didactisme ambiant intenable, je rêvais de personnages qui osent douter de leurs propres rôles pour questionner le lien de confiance et de curiosité indispensable à toute transmission de savoir et d’information. D’un spectacle qui nous interroge ensemble (adultes et pas encore adultes) sur le rôle du théâtre en ces circonstances. Je l’imaginais pour deux comédiens, en trois parties d’une demi-heure chacune, pouvant être joué dans sa continuité dans les salles de théâtre, et au cours de trois représentations successives dans les salles de classes de collèges et lycées, au sein des heures de cours.
« Pour moi, être écrivain, c’est commencer par se méfier des mots. » François Bégaudeau
« Je rêvais de personnages qui osent douter de leurs propres rôles. » Valérie Grail
Est-ce une pièce sur la perte de sens du langage ?
F. B.: C’est un peu mon obsession ! Pour moi, être écrivain, c’est commencer par se méfier des mots, entretenir un rapport charnel avec les mots mais aussi un rapport de méfiance sur leur usage. J’ai le sentiment aigu d’une toxicité des espaces de parole, alimentée par la fascination du spectaculaire et la spirale des commentaires. C’est pourquoi je complique le débat et m’efforce d’interroger le piège du languages et le fonctionnement viral de la peur qui s’auto-entretient et renforce les tensions. Le sujet n’est pas la peur elle-même mais son usage politique, qui constitue un point de clivage entre diverses positions. Ce qui me frappe, c’est qu’on déploie énormément d’affects politiques sur ce qui pourrait être, et très peu sur ce qui est. La parole spéculative prend une place considérable, pas seulement dans les médias mais aussi dans tout le corps social. Et l’idée d’une séparation claire entre ceux qui seraient fragiles et ceux qui seraient protégés contre les rumeurs est fallacieuse : nous sommes tous plus ou moins poreux à certaines idées toutes faites.
V. G. : Nous avons beaucoup parlé de nous, de nos désarrois, de mon fils qui m’avait récemment appris que les Illuminati alimentaient les discussions de la cour du collège. Nous partageons la conviction que, sans ambition artistique, sans intimité, sans goût de la dialectique et sans humour, un tel projet ne saurait être audible.
Propos recueillis par Agnès Santi
à 16h10, relâche les mercredis. Tél : 04 90 03 01 90. Durée : 1h30.
Des chansons qui crèvent le silence.