Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil créent « Ici sont les Dragons, Première Époque » : un grand spectacle !
Théâtre du Soleil / une création collective du Théâtre du Soleil, dirigée par Ariane Mnouchkine, en harmonie avec Hélène Cixous
Publié le 29 novembre 2024 - N° 327C’est un grand et captivant spectacle que créent le Théâtre du Soleil et son capitaine Ariane Mnouchkine. Première époque d’une vaste fresque auscultant la genèse du totalitarisme, la partition examine l’année 1917. Un geste artistique singulier, brillant et éclairant, qui entrelace incarnation épique et regard au présent du théâtre.
Comme le montre la saisissante scène inaugurale, c’est un spectacle né de pleurs accablés, de questions fondamentales face à la guerre en Ukraine (près d’un million de morts et blessés à ce jour…). « Comment au XXIème siècle en arrive-t-on à la tentative d’invasion, d’asservissement, de destruction d’un pays indépendant (…) ? Qu’est-ce qui, au cours des décennies, fabrique un dirigeant, je dirais un homme, tel que Vladimir Poutine ? » interroge Ariane Mnouchkine*. Afin de donner forme et corps à sa réponse, d’éclairer les mécanismes de prise de pouvoir qui liquident toute opposition et aboutissent au totalitarisme impérialiste, le Théâtre du Soleil a d’abord accompli un long et vertigineux travail de lectures et consultations d’archives, puis choisi dans cette Première Époque de braquer le projecteur sur l’année 1917, celle de la révolution russe fondatrice, celle où sévit la Grande Guerre épouvantablement meurtrière. Sous-titrée « 1917 : La victoire était entre nos mains », d’après le titre du Tome 1 des Carnets de la Révolution russe de Nikolaï Soukhanov, l’un des fondateurs du Soviet de Petrograd, cette première époque montre comment « l’Histoire régurgite ses monstres ». Ainsi se dessine la genèse du totalitarisme bolchevique, lorsque Lénine impose une pratique dictatoriale du pouvoir – vous allez en apprendre de belles sur « le petit chauve et sa bande » –, ainsi apparaissent aussi les germes du nazisme, à travers par exemple les mots du jeune soldat Hitler. Dans divers lieux, sur le front ou à Petrograd, les scènes emblématiques, limpides, se succèdent, dans de très beaux décors qui se transforment de manière fluide et millimétrée. Les quelque 30 comédiens et comédiennes, qui portent des masques seconde peau, interprètent avec une impeccable précision une partition vocale enregistrée dans la langue originelle (russe, anglais, allemand, français, ukrainien), dans une immersion historique et une incarnation épique qui redonnent vie aux figures mondialement connues comme aux effacés de l’Histoire. Quel travail colossal, chapeau bas à tous et toutes ! Et quel saisissant maelström, des causes aux conséquences…
Rentrer dans le lard de l’Histoire
Dans une fosse se tient Cornélia (Hélène Cinque, blessée, est pour l’heure remplacée par Dominique Jambert), metteuse en scène et double d’Ariane, dans une veine différente d’Une Chambre en Inde et L’Île d’Or, chef d’orchestre de cette plongée dans l’Histoire impulsée par les livres, par les traces écrites des mots prononcés. « Il y a tant à raconter ! » soupire-t-elle. La pièce non seulement nous instruit sur un bouillonnant passé qu’on croit connaître, mais elle parvient avec un savoir-faire impressionnant à faire théâtre de la quête de compréhension qui taraude Cornélia, face aux tumultes d’une époque figée dans une multiplicité de sources qui s’accumulent et se répondent. Amarré à la beauté et la magie du théâtre, dont l’artificialité affirme avec malice sa fragilité et sa puissance, le Théâtre du Soleil relève avec un talent sûr le défi historique et artistique : « rentrer dans le lard de l’Histoire », créer pour mieux comprendre, mieux résister, avec sérieux mais sans se prendre au sérieux, avec humour toujours. Centrale, concrète, opérant un aller-retour profondément vivant entre présent et passé, la question du regard habite la pièce. Regard tourné vers un passé disparu qui prend vie et s’avance jusqu’à nous avec une force peu commune, vers un passé réinventé dans une véracité soigneusement documentée, et en cela regard tourné vers un présent endeuillé, chargé de menaces et errements idéologiques, vers un futur commun à imaginer. Les dragons féconds pondent dans d’innombrables nids, dixit une sorcière prophétique. Le Théâtre du Soleil célèbre ses 60 ans avec éclat et poursuit son aventure, unique au monde…
Agnès Santi
*Lire notre entretien sur notre site journal-laterrasse.fr
A propos de l'événement
Ici sont les Dragons, Première Époquedu mercredi 27 novembre 2024 au lundi 31 mars 2025
Théâtre du Soleil
route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris
du mercredi au vendredi à 19h30, le samedi à 15h, le dimanche à 13h30. Tél : 01 43 74 24 08. Durée : 2h50 avec entracte.