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Théâtre - Entretien

Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil présentent « Ici sont les Dragons, Première Époque »

Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil présentent « Ici sont les Dragons, Première Époque » - Critique sortie Théâtre Paris Théâtre du Soleil
© Artem Galkin - Archives Théâtre du Soleil Ariane Mnouchkine en mars 2023 lors du stage de l'École Nomade donné à Kyiv.

une création collective du Théâtre du Soleil, dirigée par Ariane Mnouchkine, en harmonie avec Hélène Cixous

Publié le 25 septembre 2024 - N° 325

L’hiver dernier, Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil ont organisé à Kyiv une École Nomade rassemblant les comédiens du Théâtre du Soleil et des artistes ukrainiens. Au bord de la guerre*, film documentaire poignant, a retracé cette extraordinaire aventure artistique et humaine. Dans le sillage de cet  engagement, le Théâtre du Soleil présente la Première Époque d’une vaste fresque explorant les mécanismes du totalitarisme, « grand spectacle populaire inspiré par des faits réels ». Ce volet initial, sous-titré « La victoire était entre nos mains », concerne les années 1917-1918. Une promesse de beau théâtre, revigorant, utile et éclairant.  

Quelle est la genèse de cette nouvelle création ?

Ariane Mnouchkine : Je crois que, comme tous nos spectacles, celui-ci est né d’une émotion et d’une question que nous sommes nombreux à nous poser depuis deux ans : comment au XXIème siècle en arrive-t-on à la tentative d’invasion, d’asservissement, de destruction d’un pays indépendant, par une autre puissance dont le PIB est quasi identique à celui de l’Espagne mais qui possède un énorme pouvoir de nuisance ? Qu’est-ce qui, au cours des décennies, fabrique un dirigeant, je dirais un homme, tel que Vladimir Poutine ? Pour essayer de répondre à cette question, il nous fallait tenter de raconter, théâtralement, l’accouchement d’un système qui a changé le monde. Je devrais dire deux systèmes, car la guerre de 1914-1918 nourrira le nazisme autant que le bolchevisme. Peut-être, aussi, avec ce spectacle, imaginons-nous, très naïvement, ériger une sorte de barricade théâtrale contre les divers despotismes, totalitarismes et entêtements idéologiques, qui aujourd’hui nous menacent sur plusieurs fronts. Nous nous sommes donc plongés dans l’Histoire et nous sommes rendu compte qu’il fallait pour raconter le 24 février 2022 remonter jusqu’en février 1917 !  La première époque de cette fresque qui (si les dieux du théâtre nous sont favorables) en comptera certainement plusieurs, couvrira les années 1917-1918. La deuxième, qui sera créée l’année prochaine, suivra et se déploiera, jusqu’en 1945, et ainsi de suite. J’espère que nous aurons les forces et la chance de poursuivre cette geste, cette immense épopée, jusqu’à rattraper nos jours. Chacune devrait durer environ 2h15, sans entracte.

« À nous d’être à la hauteur de notre art pour être à la hauteur de l’Histoire. »

 Comment vous êtes-vous emparés de cette matière historique ? 

A.M. : L’immense travail préalable de lectures que nous avons effectué s’est avéré bouleversant et vertigineux, une connaissance entraînant le besoin d’une autre connaissance et ainsi de suite jusqu’à l’infini. On pourrait presque dire que plus on travaille, plus on se dit qu’on ne sait rien ! Nous nous sommes nourris de multiples archives et écrits des grands protagonistes de l’époque et d’innombrables livres d’historiens de toutes sortes d’obédiences politiques. Morts ou encore bien vivants. Nous leur devrons beaucoup, sinon tout. Cette première époque, sous-titrée « La victoire était entre nos mains », d’après le titre du Tome 1 des Carnets de la Révolution russe* de Nikolaï Soukhanov, l’un des fondateurs du Soviet de Petrograd, me paraît comme une espèce de dernier râle de la Révolution française, montrant comment l’Histoire régurgite ses monstres. Tant de séquelles subsistent des mensonges historiques inscrits de génération en génération. Nous nous servons des faits, des écrits, des discours réellement prononcés. Il nous revient d’en faire du théâtre, du vrai théâtre. Nous ne pouvons pas rivaliser avec le cinéma ou même avec les innombrables documentaires admirables qui nous nourrissent. Le théâtre a ses langages. Il sait et peut tout raconter. À nous d’être à la hauteur de notre art pour être à la hauteur de l’Histoire. Tout ce que disent les personnages a été effectivement prononcé ou écrit. Certains, comme Lénine, sont mondialement célèbres, d’autres, qui furent pourtant très importants, ont été effacés. Nous voulons les faire renaître. Certains, parce qu’ils étaient très humains. D’autres, parce qu’ils furent démoniaques.

Quel prisme théâtral avez-vous conçu pour raconter la Révolution russe ?

A.M. : La forme. Un récit, qui parfois semble se résumer à de féroces et assassines batailles d’idées, nécessite des formes très fortes pour qu’advienne l’incarnation épique. Oui, je sais, c’est apparemment une contradiction, mais, moi, j’aime bien affronter cette contradiction. C’est l’art et le plaisir du théâtre. Nous avons mis en place des petits laboratoires pour progresser. C’est un travail d’arrache-pied. Au départ, nous étions si ignorants ! Notre ambition est de réussir à jouer sur scène les mécanismes de l’histoire. Cela n’est possible qu’en reconnaissant l’importance de la passion des hommes dans le pourquoi des choses. Certains personnages croient expliquer leur décision, leur attitude, leur folle cruauté, par la nécessité, mais interprètent cette nécessité d’une manière intrinsèquement reliée à leur passion du pouvoir, avec une telle idée d’eux-mêmes qu’il n‘y a pas de place ni au doute ni à l’écoute des autres, qui tout aussi passionnément pensent différemment. Et voilà comment une poignée d’hommes parvient à transformer leur pays, puis le monde, en enfer.

Pourquoi ce titre générique : Ici sont les Dragons ? 

A.M. : « Hic sunt dracones » : c’est une phrase qui apparaît dans la cartographie médiévale et désigne des lieux encore inconquis à l’époque, inhabités, croyait-on, et dangereux. Figurer des monstres ou créatures mythologiques dans ces zones inconnues était courant. Je trouve cela vraiment beau et je peux vous assurer que dans cette terra incognita que nous explorons et qui parcourt les XXème et XXIème siècles, les dragons sont bien présents !

Propos recueillis par Agnès Santi

*édité en 2024 sous la direction de Guillaume Fondu (traducteur), Mylène Hernandez et Éric Sevault, par le collectif d’éditeurs indépendant Smolny (Toulouse, 2024)

*Lire notre critique sur notre site journal-laterrasse.fr

A propos de l'événement

Ici sont les Dragons, Première Époque
du vendredi 15 novembre 2024 au mardi 31 décembre 2024
Théâtre du Soleil
route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris

du mercredi au vendredi à 19h30, le samedi à 15h, le dimanche à 13h30. Tél : 01 43 74 24 08. Durée estimée : 2h15

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