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"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon / 2024 - Entretien / Angélica Liddell

Angélica Liddell crée « DÄMON » dans la Cour d’honneur, un rituel rêvé et habité par le fantôme de Bergman

Angélica Liddell crée « DÄMON » dans la Cour d’honneur, un rituel rêvé et habité par le fantôme de Bergman - Critique sortie Avignon / 2024 Avignon Festival d’Avignon. Cour d’honneur du Palais des papes
© Alberto Garcia-Alix Angélica Liddell crée DÄMON

Cour d’honneur du Palais des papes / Texte, mise en scène, scénographie et costumes Angélica Liddell

Publié le 4 juin 2024 - N° 323

Après L’odeur du sang ne me quitte pas des yeux. Juan Belmonte (Histoire du Théâtre III) présentée l’an dernier au Festival d’Avignon, Angélica Liddell crée dans la Cour d’honneur DÄMON, Les funérailles de Bergman, entourée des comédiennes et comédiens du Dramaten – The Royal Dramatic Theatre de Suède – et des complices de sa compagnie. Un rituel rêvé habité par le fantôme de Bergman.  

En quoi le rituel précisément défini par Bergman pour ses funérailles vous a-t-il inspirée ?

Angélica Liddell : Le 30 juillet 2007, le plus grand réalisateur de l’histoire du cinéma est décédé à l’âge de 89 ans, sur l’île de Fårö. Bergman avait précédemment écrit, comme s’il s’agissait d’un scénario, ce à quoi ses propres funérailles devraient très précisément ressembler. Il ne voulait pas de discours, rejetant toute possibilité de fadeur sentimentale. Les funérailles sont ici un symbole, un acte esthétique et profond, un acte qui, en même temps qu’une offrande, confronte le public, devenu paroissien, à sa propre finitude. C’est pourquoi j’ai voulu que des acteurs du Dramaten officient. Je voulais l’âme du Dramaten, théâtre que Bergman a dirigé dans les années 1960. Elin Klinga, l’actrice qui joue le rôle de la diaconesse, a assisté à son enterrement lorsqu’elle était enfant. Les acteurs sont habillés avec des costumes de certaines productions de Bergman, et l’habilleuse de Dramaten qui a assisté tant de fois aux productions de Bergman fait également une apparition. J’ai moi-même choisi un manteau porté par une actrice dirigée par Bergman. Le processus de création a été fascinant. Il s’agit presque d’une incantation. Je conjure ses fantômes. Je lui demande de m’épouser. Et c’est, surtout, un symbole de l’éphémère, de la disparition.

« Bergman est un démon, un rêve et un fantôme. Il est avec moi et il m’écoute. »

écrivez-vous. En quoi l’œuvre de Bergman résonne-t-elle en vous ?

Angélica Liddell : Je pense que Bergman m’a sauvé la vie de nombreuses fois par la force de sa pourriture, qui est la pourriture qui définit la condition humaine. Il m’a sauvé tant de fois que je le considère comme mon mari, ou mon frère, ou mon principal démon. Chez Bergman, on n’a pas pitié parce que l’être humain est vertueux ou bon, on a pitié parce que l’être humain est horrible, affreux, inachevé, qu’il souffre et qu’il fait souffrir. Chez Bergman, comme dans Le Songe de Strindberg, que Bergman a mis en scène, la pitié et l’horreur coexistent. C’est pourquoi j’ai demandé à deux jeunes acteurs du Dramaten de jouer une scène de cette pièce de Strindberg, dans laquelle la fille du dieu Indra descend sur terre pour voir de quoi les hommes sont faits, et découvre que les êtres humains sont faits de honte, de remords, de colère, de lassitude et de vengeance. Nous construisons notre bonheur sur le malheur des autres. Rarement le malheur des hommes n’a été aussi magistralement décrit en si peu de phrases. Ces jeunes ne savent pas encore ce qui les attend. La jeunesse est toujours le rêve de la jeunesse. Dans DÄMON, nous essayons de rendre les rêves, comme l’a dit Bergman, plus réels que la vie. De la même manière, l’art est plus réel que la vie.

« La Cour est la protestation des morts. Et la violence de l’art proteste contre le massacre de la pensée. »

Quels fantômes la cérémonie laisse-t-elle entrer ?

A.L. : J’ai laissé entrer le démon de la colère, le démon du sexe, le démon de la peur de la mort, le démon de la vanité et d’autres démons sans nom et sans patrie. Il serait insensé d’essayer de copier Bergman. Qui peut imiter une Bible ? Bergman est une Bible. J’ai travaillé avec le fantôme de Bergman, avec son fantôme en moi. Ce n’est pas un tableau vivant. C’est une complicité extraordinairement intime qui se noue. Bergman me laisse des messages. Je l’écoute. Parfois, je me dis que c’est lui qui met en scène cette œuvre.

Vous êtes déjà venue de nombreuses fois au Festival d’Avignon. Cette fois, vous êtes dans la Cour d’honneur. Comment avez-vous pris en compte cet espace dans votre mise en scène ?

A.L. : Pour moi, la Cour n’est pas un bâtiment, c’est un esprit. Le gradin est une représentation du monde, mais le château lui-même est l’âme, une âme hantée par les fantômes de la Tour Glacière et les cadavres de l’Inquisition. C’est un lieu de mort, de torture, rongé par des fantômes nés de corps torturés, battus, transpercés, violés, décapités, éviscérés et roués de coups de pied, des fantômes nés d’une guerre contre la pensée humaine, comme le dit Michelet. Les fantômes sont une revendication éternelle. La Cour est la protestation des morts. Et la violence de l’art proteste contre le massacre de la pensée. La Cour est un théâtre solennel du crime, le public est assis sur une pierre de douleur, jonchée de morts dont les âmes errent parmi nous. Quel meilleur endroit pour parler de la mort, des démons et des fantômes… Il suffit d’être au centre. D’essayer de faire en sorte que le visage soit au centre. Rien d’autre. C’est la seule façon pour les fantômes d’être les protagonistes de cette mise en scène, de n’être habillés que des vêtements de nos angoisses. D’être des corps. Il n’y a pas grand-chose d’autre, si ce n’est une couleur, le rouge, la couleur du deuil papal. La Cour, dans DÄMON, est un château qui grandit et grandit, comme le château du Songe de Strindberg.

Bergman a souhaité être enterré dans un cercueil simple, identique à celui de Jean-Paul II. Que vous inspire ce télescopage entre Ingmar Bergman et Jean-Paul II ?

A.L. : Bergman a en effet voulu être enterré dans un cercueil en pin, semblable à celui qu’il avait vu à la télévision lors des funérailles du pape le 8 avril 2005. Ce cercueil en pin, que nous avons reproduit, est un choix magnifique de la part de Bergman. C’est un acte ultime de suprématie esthétique, qui nous conduit conceptuellement au démon de la vanité, mais qui parle surtout du sens de l’art. C’est ce cercueil en tant qu’élément esthétique qui nous émeut, qui nous parle de la disparition de cet homme extraordinaire sur terre. Nous vivons avec l’angoisse, le besoin de Dieu, le dialogue avec notre propre esprit face à une vie toujours et à tout moment menacée. Nous sommes la présence d’une absence, et cette absence est Dieu. Dans ses journaux intimes, Bergman alterne hérésie et blasphème avec un besoin infini de Dieu, de transcendance. Il fantasme sur des messes qui se terminent par des expressions obscènes. La relation entre Bergman et la religion est extrêmement complexe.

Dans Persona de Bergman, une actrice se tait, se mure dans le silence. Quel rôle a le langage dans cette pièce ?

A.L. : Mes œuvres coexistent toujours avec un immense désir de se taire sur scène, de ne plus parler. Parfois, je ressens la parole comme une condamnation. Le silence est un désir constant. Dans Persona le conflit le plus important est le conflit entre être et paraître. Toute ma bataille est centrée sur cet être.

 

Propos recueillis par Agnès Santi

A propos de l'événement

DÄMON
du samedi 29 juin 2024 au vendredi 5 juillet 2024
Festival d’Avignon. Cour d’honneur du Palais des papes
Place du Palais, 84000 Avignon

à 22h, relâche le 30. Tél : 04 90 14 14 14. Durée : 2h. Déconseillé aux moins de 16 ans.

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