Le Grand Inquisiteur d’après Fédor Dostoïevski, traduction André Markowicz, adaptation et mise en scène de Sylvain Creuzevault
Quelques semaines avant Les Frères Karamazov, [...]
Clément Poirée ouvre la saison du Théâtre de La Tempête avec un spectacle jubilatoire qui déconfine les esprits. Une réécriture du Triomphe de l’amour qui affirme autant la puissance des désirs que celle de la volonté.
Quelle jubilation dans cette réinvention du Triomphe de l’amour ! Quelle vitalité et quel souffle de liberté ! Si elle conserve la structure et la distribution de la pièce initiale, Emmanuelle Bayamack-Tam en transforme la langue et les résonances, effectuant une habile projection dans notre époque, interrogeant toute l’amplitude pleine de ressources de l’expression – ou du musèlement ! – du désir. C’est parce qu’il a aimé son roman Arcadie, qui fait vivre le parcours mouvementé d’une jeune fille au sein d’un phalanstère libertaire, que le metteur en scène Clément Poirée a demandé à l’auteure de réécrire la pièce de Marivaux, nouvelle mouture nourrie du dialogue qui s’est construit entre le plateau et l’œuvre. Force est de constater que sa mise en scène rend magnifiquement justice à cette langue virevoltante qui jouit de son pouvoir. La mise en scène orchestre en effet de main de maître le ballet effréné des affects, à travers un jeu théâtral qui conjugue admirablement la parole et le corps, aussi concrets l’un que l’autre. Souvent chez Marivaux le corps laisse voir ce que les mots réfrènent et cet enjeu ici se décuple de manière affirmée et hilarante. Au centre de l’intrigue se noue un affrontement aigu entre visions du monde antagonistes, un chamboulement des certitudes et de l’ordre troublés par l’appel des sens. Deux jeunes filles déguisées en hommes, Sasha et Carlie, font irruption dans une communauté autarcique dirigé par le gourou Kinbote flanqué de sa sœur Théodora, où l’amour est strictement interdit par le règlement intérieur. Sasha s’éprend du jeune Ayden, qui vit en vase clos dans ce havre confiné.
Des comédiens éblouissants
« Je vais fondre sur Kinbote et sa communauté d’abstinents, je vais leur apprendre l’amour, ils n’en reviendront pas ! A l’abordage et pas de quartiers ! » décide-t-elle. Forte d’un esprit de conquête à toute épreuve, elle va casser la baraque. Dans un dispositif quadri-frontal très épuré, qui délimite une scène nue comme un laboratoire des manigances amoureuses, où se disputent élans du cœur, manipulations cruelles et dénis de réalité, la mise en scène déploie toute sa verve créatrice. La direction d’acteurs frappe par sa précision et sa cohérence, impeccablement servies par des comédiennes et comédiens éblouissants. Quel aplomb et quelle détermination dans l’interprétation de Sasha par Louise Grinberg, quel charme et quelle grâce dans celle de Carlie par Elsa Guedj. De même, Bruno Blairet en Kinbote, Sandy Boizard en Théodora, David Guez en Ayden sont merveilleux, sans oublier le jardinier foutraque Dimas interprété par Joseph Fourez ni le chamarré et gracile Arlequin par François Chary. C’est une pièce de rentrée qui arrive à point nommé, tant elle célèbre joyeusement l’ouverture à l’imprévu, la liberté de pensée et d’action, la folle inventivité du théâtre, à l’encontre des tendances chagrines ou obsessionnelles comme en produit l’époque. Un petit mot prosaïque pour finir. N’imaginons pas que ne pas porter le masque serait un signe de liberté et de bravoure, c’est en l’occurrence un manque de respect pour ses semblables, dont la fréquentation est recommandée pour vivre pleinement. Rendez-vous au Théâtre de La Tempête !
Agnès Santi
Du mardi au samedi à 20h ; le dimanche à 16h. Tél. : 01 43 28 36 36.
Quelques semaines avant Les Frères Karamazov, [...]