La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Entretien

Romeo Castellucci, la puissance d’une œuvre radicale.

Romeo Castellucci, la puissance d’une œuvre radicale. - Critique sortie Théâtre Paris Théâtre de la Ville
Romeo Castellucci ©You Wei Chen

Entretien Romeo Castellucci Théâtre de la Ville / Théâtre des Bouffes du Nord / Grande Halle de la Villette / trois oeuvres

Publié le 28 octobre 2014 - N° 225

Créateur majeur de la scène européenne, le metteur en scène italien Romeo Castellucci est invité au Festival d’Automne à Paris avec trois productions témoignant de la puissance d’une œuvre radicale, qui fouille la poussière du temps pour révéler la matrice du présent.

La figure de Moïse et les tables de la loi, au cœur de Go down, Moses, traversent depuis longtemps vos spectacles. Renvoient-elles à la question de la représentation, thème central dans votre œuvre ?

Romeo Castellucci : L’irreprésentabilité est le noyau même de mon théâtre. Moïse est le seul homme qui a rencontré Dieu. Il se voile la face devant lui. Le visage de Dieu est terrible, insoutenable. La loi mosaïque énonce l’interdiction de la représentation et toute image contient cette tension du désir de voir ce qui est caché, de la transgression de l’interdit de regarder, et porte en elle-même le paradoxe d’être là alors qu’elle ne devrait pas être là.

« L’irreprésentabilité est le noyau même de mon théâtre. »

Go down, Moses s’inspire de la vie de Moïse. Concrètement, comment se construit cette pièce ? Comment traitez-vous les scènes fondatrices, qui appartiennent à la culture occidentale ?

R. C. : Je regarde Moïse, prophète mais aussi homme solitaire, à travers la figure de la mère, qui abandonne son enfant pour le sauver. Il n’est pas présent en tant que personnage mais à travers des références à des épisodes de son existence. Il ne s’agit surtout pas de construire un récit chronologique ni d’illustrer les épisodes célèbres. Je cherche une forme qui contienne un signifiant à la fois ouvert et caché, à travers des repères visuels qui proviennent pour la plupart de notre époque. Les scènes renferment des paraboles, qui ne sont jamais totalement dévoilées. Chacun de nous sans doute donne une interprétation singulière au buisson ardent ou au veau d’or. Devant quoi nous mettons-nous à genoux ? Qu’est-ce que nous idolâtrons aujourd’hui ? La réponse est différente d’une personne à l’autre. J’essaie justement de faire résonner ces questionnements, politiques, religieux, et ces symboles enfouis dans notre psychologie profonde qui échappe à la lumière.

La Bible est-elle une source d’inspiration pour vous ? Quel lien existe-t-il entre le théâtre et la théologie ?

R. C. La Bible est un livre d’une richesse inépuisable, matrice de la littérature et de l’art occidental. Tout y est. Quant au théâtre, c’est de la théologie. Il est né avec la religion et vice versa. Il relève de la même nature, fonction et structure, aborde les mêmes questions mais les traite avec des moyens et des techniques différents. La façon d’être face à l’image repose toujours sur un rapport religieux.

L’image est aussi ce qui constitue le sujet car elle se forge à travers des signes qui permettent le partage du symbolique au sein de la communauté des hommes. Comment travaillez-vous la forme et les images scéniques ?

R. C. : On ne peut toucher le cœur et l’esprit des spectateurs qu’avec la forme, pas avec des intentions… C’est la discipline esthétique. Chercher la forme juste, c’est une quête permanente, infinie. Elle naît de la combinaison d’images visibles existantes, qui en fait surgir soudain d’autres, invisibles, dans l’imagination de chaque personne. On ne peut rien inventer mais agencer les images en une infinité de formes, qui relient, par superpositions, les gestes primitifs à notre contemporanéité, qui plongent dans l’archéologie des idées, des images, dans leur interprétation. L’art travaille sur l’image qui n’existe pas, sur ce qui est voilé.

Comment appréhendez-vous Le Sacre du printemps, œuvre emblématique du XXe siècle, qui puise dans les rituels païens de la Russie ?

R. C. : Ce rituel revêt aussi une dimension religieuse et n’est pas sans rappeler les orgies et les sacrifices humains ou les cérémonies du veau d’or. La musique de Stravinsky est d’une puissance et d’une expression nerveuse paroxysmique qui surpasse l’énergie humaine, qui est même presque inhumaine. J’ai toujours été déçu par les chorégraphies que j’ai vues, souvent basées sur le vitalisme. Quel sens donner aujourd’hui à ce rituel qui appelle la fertilité de la terre, qui célèbre le printemps, la jeunesse, la renaissance de la vie ? Qu’est-ce que la nature aujourd’hui ? Plutôt que d’illustrer la musique, j’ai travaillé sur l’idée originale de Stravinsky pour l’inscrire dans notre époque, j’ai cherché ce que ces concepts signifient de nos jours. J’ai gardé l’idée de la chorégraphie, dansée ici par de la poussière d’os d’animaux, produit utilisé comme fertilisant dans l’agriculture. Notre rapport à la nature passe maintenant par l’industrie. Les danseurs sont atomisés dans l’air en quelque sorte.

Schwanengesang D744, Le Chant du signe, que vous avez créé sur des lieds de Schubert, joue aussi sur la disparition ou la dissolution de l’acteur. Quel est son rôle dans votre théâtre ?

R. C. : C’est un révélateur. Dans cette pièce, Valérie Dréville commet le péché de l’acteur : regarder le public en face. Ce faisant, elle pose la question de l’interdit, interpelle le spectateur sur ce qu’il attend, sur la honte du regard. Regarder n’est pas un acte innocent. L’acteur est le fondement du théâtre, à chaque représentation. Il peut être un homme, une femme mais aussi un animal, un son, un objet, une lumière…

La musique semble de plus présente dans votre œuvre.

R. C. : La musique est encore pour moi une terre à explorer. Certains compositeurs comme Schubert me bouleversent totalement, je suis touché depuis l’intérieur de mon corps, c’est-à-dire que je ressens une intimité terriblement troublante avec leur œuvre. Je n’ai gratté que la surface de ce monde. Il me reste encore beaucoup à découvrir…

Entretien réalisé par Gwénola David

A propos de l'événement

Go down, Moses, Schwanengesang D744, Le Sacre du Printemps
du mardi 4 novembre 2014 au dimanche 14 décembre 2014
Théâtre de la Ville
Place du Châtelet, 75001 Paris, France

Go down, Moses, du 4 au 11 novembre. Théâtre de la Ville, place du Châtelet, 75004 Paris. Schwanengesang D744, du 28 au 30 novembre. Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis boulevard de la Chapelle, 75010 Paris. Le Sacre du Printemps, du 9 au 14 décembre. Grande Halle de la Villette, Parc de la Villette, 75019 Paris. Tél. : 01 53 45 17 17. Dans le cadre du Festival d’Automne. A lire : Ces années Castellucci, de Jean-Louis Perrier, éditions Les Solitaires intempestifs.

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