La Terrasse

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Théâtre - Entretien

La langue de Beckett

La langue de Beckett - Critique sortie Théâtre Bagnolet Théâtre de l’Echangeur
Marie Lamachère. Crédit photo : Denise Oliver Fierro

Théâtre de l’Échangeur et Forum du Blanc-Mesnil / textes de Samuel Beckett / mes Marie Lamachère

Publié le 28 octobre 2014 - N° 225

Marie Lamachère et la compagnie Interstices s’emparent de plusieurs textes de Samuel Beckett, dont En attendant Godot, et proposent d’en interroger le sens et la théâtralité à partir d’un précis travail sur la langue.

« Tout l’art de Beckett est de mettre en impasse les grilles de l’écriture. »

 

Comment votre projet de travailler plusieurs textes de Beckett est-il né ?

Marie Lamachère : Nous avons consacré deux années de création à l’œuvre de Beckett avec l’équipe d’acteurs avec lesquels je travaille : Michaël Hallouin, Renaud Golo, Gilles Masson, Antoine Sterne et Damien Valero. En plusieurs phases de création, nous avons monté sept textes (En attendant Godot, Têtes-mortes, qui sont des textes entre la nouvelle et le poème, et deux pièces courtes, Fragments de Théâtre II et Quoi où), avec, à chaque fois, une entrée différente. L’idée était de jouer avec les conventions du théâtre, les codes de la représentation, l’espace, et des registres de théâtralité très variés. Dans Woyzeck, notre précédent spectacle, nous avions beaucoup insisté sur l’engagement corporel ; je voulais prendre les choses à l’envers et travailler sur le dire et la langue : Beckett me paraissait le point d’entrée le plus intéressant. Je voulais travailler sur une langue assez puissante pour produire des déflagrations. Revenir à Beckett, c’est revenir à la source des explosions dans l’écriture contemporaine, à la source d’influence et d’inspiration de la révolution dans l’écriture théâtrale.

 

Pourquoi un travail conjoint sur ces différents textes ?

M. L. : Têtes-mortes a été écrit par Beckett sur dix à douze ans : on y voit toute l’évolution de son écriture, dans des textes qui questionnent la place de celui qui parle. Le sujet parlant est mis en cause par le simple fait de le mettre en voix. Travailler ces textes a permis de préparer le terrain pour faire de ce Godot autre chose qu’une fiction réaliste, et arriver à défaire la situation fictionnelle réaliste d’une attente. Qui parle ? Tout l’art de Beckett est de mettre en impasse les grilles de l’écriture. A aucun moment Beckett ne dit que les personnages sont des clochards. Entre ce qu’ils disent et ce qu’ils sont, il y a un écart intéressant à ne pas trop combler. Cela permet de mettre en crise notre conception du sujet, et offre l’occasion d’une tentative de dessiner des figures qui coulent comme du sable.

 

Comment y parvenir ?

M. L. : L’œil du spectateur est marqué par les conventions du cinéma réaliste. Tu agis comme ça donc je te définis comme tel : ce mode de cristallisation ne marche pas chez Beckett. Il y a comme une échappée pour notre œil et notre pensée. Il fallait que les acteurs parviennent à éprouver ce point de défaite de l’identité. Or les textes de Têtes-mortes sont des solos : manière idéale d’engager chacun pleinement et totalement dans cette enquête, pour en saisir les enjeux. Cela passe par un travail sur la convention et demande aux acteurs d’arriver à défaire le langage comme convention. Par exemple, quand un personnage dit « est-ce que je sais ? », soit on le prend comme une phrase conventionnelle, soit on décortique le langage pour faire entendre « qu’est-ce que je sais ou ne sais pas ? » De même, ce n’est pas parce qu’il est question d’un arbre mort qu’il faut le représenter comme tel. Il faut arriver à renouveler le fait que quand on essaie de nommer quelque chose, cela nous échappe. Il faut alors se mettre à utiliser la langue de manière consciente, archi littérale. Cette manière de défaire l’attache du sens permet de redécouvrir le goût pour les mots. Comme un plaisir d’utiliser un mot pour son étrangeté, en rendant la langue française comme étrangère.

 

Quelles sont les conséquences théâtrales d’une telle enquête ?

M. L. : Le théâtre n’est plus seulement un espace mimétique mais un endroit de mise en question, de travail de l’étrangeté de la langue qu’on croit acquise. Dans la présentation de Godot, Beckett dit des personnages qu’il n’a « pu arriver à les connaître que loin du besoin de les comprendre ». Il n’arrête pas de dire qu’il ne sait pas qui ils sont. Le théâtre peut être l’espace où l’on goûte la joie de ne pas savoir et de réinventer ; il devient une machine à jouer, presque une enfance de l’invention, comme quand on réinvente vraiment une potentialité, non pas à partir de l’existant mais à partir d’un vide, d’un manque. Je ne prétends pas invalider l’histoire des mises en scène de En attendant Godot ; différentes interprétations sont possibles ; mais j’ai cherché à travailler sur la langue, car ce sont ces questions qui m’intéressaient.

 

Catherine Robert

A propos de l'événement

La langue de Beckett
du lundi 10 novembre 2014 au samedi 22 novembre 2014
Théâtre de l’Echangeur
59 Avenue du Général de Gaulle, 93170 Bagnolet, France

Lundi, mardi et jeudi à 19h30 ; dimanche à 17h ; relâche les 12, 13 et 19. Tél. : 01 43 62 71 20. Le Forum. 1/5, place de la Libération, 93150 Blanc-Mesnil. Du 27 au 29 novembre. Jeudi à 19h ; vendredi et samedi à 20h30. Tél. : 01 48 14 22 00. Au Théâtre d’Aurillac le 4 décembre. Têtes-mortes, Théâtre de l’Échangeur, le 13 novembre à 19h30. Fragments de Théâtre II et Quoi où, Le Forum du Blanc-Mesnil, dans le cadre de la programmation Hors les murs, artistes associés de 2014 à 2016.

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