Toute la vérité, création collective, mise en scène d’Adrien Béal

Comme pourrait le laisser supposer le titre, assiste-t-on ici comme souvent au théâtre à une entreprise de dévoilement de vérité, avec son lot de non-dits qui se révèlent, de malentendus qui se dissipent ? De fait, l’enjeu n’est pas là. Troisième étape d’un travail d’expérimentation mené sur trois ans, après Perdu connaissance et Les Pièces manquantes (Puzzle théâtral), Toute la vérité est conçu comme un observatoire des rapports humains, structuré autour de cinq fictions singulières, cinq fragments de vie. Chacun est marqué par la révélation d’une expérience intime au su de tous, et chacun est inauguré par l’affichage d’un verbe correspondant à l’un des cinq sens : toucher, sentir, entendre, voir, goûter. Exemples de ces expériences intimes : un baiser sur la bouche entre un frère et une sœur, qui surgit dans le cadre douloureux de l’enterrement du frère aîné, l’interpellation d’une voisine curieuse à propos d’ébats amoureux bruyants, ou encore l’aveu de l’amour incestueux du frère et de la sœur aux parents. Il est à chaque fois question de sexualité, définie dans la notice de présentation du spectacle comme « un champ de pratiques et de pensées, investi et quadrillé par la religion, la médecine, la justice, la science, l’éducation ». Dans son travail, Adrien Béal prend en effet appui sur les travaux de Michel Foucault, qui envisage la vérité non comme un absolu mais comme « une production sociale ».

Désirs sous les normes

La pièce vise à laisser émerger ce qui se trame en secret, à laisser voir la multiplicité des points de vue qui se répondent et se dérangent. Dans un espace ébauchant un décor de théâtre en construction, avec ses sols pas tout à fait dépliés, ses pans de murs de bois brut troués de fenêtres, les comédiens tous présents sur le plateau se regardent, s’écoutent. L’exigeante ambition du spectacle se joue autour d’un paradoxe diablement théâtral : celui de montrer les mécanismes et les processus à l’œuvre dans ces relations humaines parfois scabreuses alors qu’ils demeurent habituellement tus, profondément enfouis sous le tapis. L’équation est ardue, et il faut toute l’amplitude et la haute précision des comédiens Caroline Darchen, Pierre Devérines, Adèle Jayle, Julie Lesgages, Etienne Parc et Cyril Texier, tout le percutant des paroles, pour ne pas se cantonner à l’immédiateté sensible des confrontations, qui s’apparentent davantage à des instantanés de crise à un instant t qu’à des histoires. Selon les situations on est plus ou moins saisi par les frottements des divers points de vue. Ils se jouent entre ce qui se maîtrise et ce qui ne se maîtrise pas, entre affirmation ou pas du désir, de la volonté, des normes. Il est d’ailleurs étonnant de constater que bien que déconnecté de l’actualité, le spectacle fait écho aux récentes et nombreuses prises de parole de victimes d’inceste, qui prouvent la fragilité des interdits. Un théâtre tranchant, exigeant, qui explore l’insaisissable.

Agnès Santi