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Avignon - Critique

“Sauvez Bâtard” de Thymios Fountas : un conte queer, absurde et psychédélique qui célèbre la beauté de la marge

“Sauvez Bâtard” de Thymios Fountas : un conte queer, absurde et psychédélique qui célèbre la beauté de la marge - Critique sortie Avignon / 2024 Avignon Avignon Off. Théâtre des Doms
Chloé Larrère dans Sauvez Bâtard de Thymios Fountas (wet dreams) Crédit : © Alice Piemme

Théâtre des Doms / Ecriture et mise en scène : Thymios Fountas

Publié le 6 juillet 2024 - N° 323

Que dire de l’amour quand le ciel a disparu, que la fin de ce monde est là, que Bâtard gît au sol avant même le lever de rideau ? Comment le dire, sinon avec un verbe percutant, une langue poétique déchirante qui chahute l’intellect pour faire éclore des affects qui seraient, enfin, nouveaux ? Sauvez Bâtard est une tragicomédie insensée, un morceau de bravoure, une pièce folle et intense, où le trivial se mêle intimement au sublime.

Comment dire les identités dissidentes, les désirs réinventés, comment proposer une fable queer sur un plateau ? Peut-être en appliquant au théâtre un traitement, justement, queer : accepter les glissements, éclater les signes et les mélanger en un nouvel assemblage joyeux et provocant, brûler tous les manuels pour proclamer la seule règle qui vaille : il n’y a pas de règles. Bienvenue dans un monde qui n’est pas le nôtre, une dystopie où le ciel s’est sabordé, un chaos urbain toxique hanté par un peuple posthumain paumé, une scénographie de flaques noires et de roches rosâtres irisées. Trois créatures apparaissent, qui seront les juges et procureurs d’un procès qui s’organise autour du cadavre de Bâtard : Clébard, Cafard et Clochard sont là qui incarnent la vie qui s’acharne à grouiller, l’ordre qui n’en a jamais finit de tenter de se perpétuer, la tentation de fuir la laideur de la réalité. Arrive Bâtard, espèce humaine, genre non binaire, statut cadavre ambulant, métier poète : c’est son meurtre que l’on juge, et c’est iel que l’on en accuse, qui répond dans une langue incandescente, incisive, qui perce des trous dans l’espace-temps. Flashback : hier avant l’aube, Bâtard sur son matelas, Ekart le mec le plus mec, le winner qui prend des cours d’anglais, leur rencontre, le fracas aveuglant d’un amour qui n’est peut-être qu’un bouleversement immense du désir.

L’amour, pas plus que le théâtre, ne connaît de règles

Pour dire ces Autres qui nous ressemblent, Thymios Fountas use d’une langue hallucinée et pourtant limpide, qui ne s’excuse pas de son inventivité radicale. Comme dramaturge, il brouille les repères temporels, métaphorise au troisième degré. Comme metteur en scène, il dirige sa troupe d’interprètes non binaires pour surincarner sa galerie de personnages à la fois singuliers et archétypaux. Au cœur de tout, Bâtard, sa cervelle éclatée, sa sensualité, ses poèmes dont la force fait dévisser la réalité et provoque des orgasmes. Alizée Gaie l’interprète avec un aplomb impressionnant. Toute la distribution mérite mention : Alix·ce Bisotto joue son Cafard absurde avec une intensité de présence folle, Chloé Larrère rend crédible son Clochard délicieusement trippé, Aymeric Trionfo tient sur le fil le Clébard qui lutte désespérément pour maintenir l’ordre dont il a besoin pour ne pas perdre pied, et Samuel Van der Zwalmen campe un Ekart émouvant de fragilité révélée, percuté de plein fouet par un désir qui ébranle jusqu’aux étourneaux qui nichent dans son ventre. Sauvez Bâtard est un spectacle déconcertant, qui exige de lâcher prise pour mieux se laisser percuter soi-même – on dépasse ainsi les petits maniérismes de mise en scène qui auraient pu être agaçants, pour accéder à la poésie brute, (al)chimique, pornographique de cette pièce dopée aux ecstasy. Dans les interstices de ce monde qui a les tripes à l’air se niche la beauté des marginaux et des marginales, l’impériosité des sentiments, la vertigineuse finitude de tous les destins. Que nous reste-t-il à la fin du spectacle, Bâtard est-il sauvé, et le serons-nous à notre tour ? Questions sans réponses. Mais Sauvez Bâtard nous rappelle que nous pouvons aller au théâtre dans l’espoir de perdre pied, et d’avoir ainsi accès à d’autres possibles : pour qui a ce courage et ce goût, Sauvez Bâtard apparaîtra comme un cadeau.

Mathieu Dochtermann

A propos de l'événement

Sauvez Bâtard
du mercredi 3 juillet 2024 au dimanche 21 juillet 2024
Avignon Off. Théâtre des Doms
1bis rue des Escaliers Sainte-Anne, 84000 Avignon

à 20h30. Relâche les 9 et 16 juillet. Durée : 1h15. Tél. : 04 90 14 07 99.

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