La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Entretien

Robert Abirached : « Repenser les rapports entre culture et politique ».

Robert Abirached : « Repenser les rapports entre culture et politique ». - Critique sortie Théâtre Paris

Grand entretien
Robert Abirached

Publié le 14 avril 2020 - N° 268

Ecrivain et critique, professeur émérite des universités, directeur du Théâtre et des Spectacles au ministère de la Culture de 1981 à 1988, Robert Abirached sort de sa réserve et dresse le bilan de la politique culturelle des dix dernières années. Cet intellectuel acéré, fin connaisseur des artistes et du théâtre, nous rappelle que la culture de l’imaginaire et de l’intelligence est indispensable à la démocratie. En temps de confinement, nous proposons de découvrir à nouveau cet entretien sur notre site, que nous avions réalisé à l’occasion d’Avignon en Scène(s) 2018. 

Pourquoi sortir aujourd’hui de votre réserve ?

Robert Abirached : Je me suis tu volontairement pendant longtemps et cet entretien est sans doute un des derniers que j’accorde. J’ai fait l’expérience assez inattendue d’une disparition systématique du champ du ministère depuis une bonne dizaine d’années. Le contact avec les prédécesseurs était auparavant une tradition qui ne relevait pas seulement d’une sorte de bienséance mais du désir de maintenir une pensée. Au-delà de la vexation personnelle, qui n’est qu’anecdotique même si elle m’a éprouvé, j’ai surtout considéré ce silence avec inquiétude : cette absence de lien et de relais me paraît très significative. Les ministres de la Culture ne tiennent désormais plus compte des acquis. Ils profitent de ce qui a été mis en place mais en ignorent l’histoire, les difficultés et l’avenir. C’est ainsi que certaines choses piétinent, comme, pour n’en citer que quelques-unes, l’éducation artistique, l’évolution des rapports avec la société, la rénovation des initiatives embourbées ou tenues en échec, la mise à jour des idées fondatrices du service public. Ce silence, en supprimant la mémoire, rend plus difficile l’approfondissement de la réflexion.

 

« La particularité du service public est de devoir être constamment réajusté, ce qui doit passer par un contact de ses agents avec les tutelles, dans le souci d’une réflexion commune. »

 

Les CDN sont-ils en danger ?

R. A. : Les CDN ont besoin d’être confortés dans leur mission. Ils ont atteint une étape où il faut leur redonner confiance. J’entends le ministère dire qu’il veut développer leurs réseaux, mais sans innovation et sans contact, sans aucune idée que la tradition doit être maintenue et toujours revigorée. La particularité du service public est de devoir être constamment réajusté, ce qui doit passer par un contact de ses agents avec les tutelles, dans le souci d’une réflexion commune : le ministère doit faire des propositions au service public. La réflexion sur la notion de politique culturelle, son évolution, la place qu’elle tient dans l’art contemporain s’est interrompue, surtout chez les politiques. Cet effort s’était fait autour de Jack Lang et avait essaimé dans toute la France. Je ne citerai que l’Observatoire des politiques culturelles, organisé à Grenoble autour de René Rizzardo, militant engagé qui avait acquis de fines compétences d’expertise par ses échanges avec le ministère. Ce qui a été décidé et mis en œuvre entre 1981 et 2000 et, je le prétends, réussi, l’a été parce qu’il y avait une volonté de travailler mais aussi une réflexion continue.

 

« La réflexion sur la notion de politique culturelle, son évolution, la place qu’elle tient dans l’art contemporain s’est interrompue, surtout chez les politiques. »

En quoi les choses ont-elles changé ?

R. A. : On a assisté à une bureaucratisation de la culture, accompagnée d’une obsession de la rentabilité financière. Le devoir d’un ministère de la Culture est évidemment de veiller à l’efficacité et à la retenue dans l’usage des deniers publics, mais il est dommage de s’en tenir à une logique comptable. Bureaucratisation et amoindrissement de l’imagination sont évidemment liés, les règlementations brimant les initiatives. Il faut que les équipes du ministère aient une faculté d’empathie avec les artistes qui ne tourne pas à la complaisance mais conduise à une recherche commune. On s’est ainsi aperçu qu’on peut être ministre de la Culture sans avoir un vrai goût des arts ou de la littérature ou en étant simplement armé des savoirs usuels à la sortie des universités, avec le brin d’assurance qui les accompagne. Un ministre instruit n’est pas forcément le mieux préparé à diriger une politique culturelle. Mais choisir quelqu’un issu de la société civile ne veut rien dire en soi. Où est la société civile de la création ? Un médecin praticien, nommé à la tête du service de santé, y est sans doute légitime, mais considérer la compétence culturelle de quelqu’un au seul prétexte qu’il exerce un métier dans ce domaine n’est pas forcément bon ! Admettons que le pompiste n’est pas forcément le mieux qualifié pour s’occuper de la gestion des politiques pétrolières… Il y a partout des chantiers à ouvrir ou à reprendre. Mais il faut pour cela des compétences et une connaissance du terrain plutôt que de conduire l’action à partir d’intuitions vagues et de déclarations générales.

 

« Bureaucratisation et amoindrissement de l’imagination sont évidemment liés, les règlementations brimant les initiatives. »

Quels sont ces chantiers ?

R. A. : D’abord la francophonie, en affirmant la volonté de travailler au service de la langue française dans les pays où elle est pratiquée et où elle a du mal à aboutir artistiquement. D’où viennent depuis vingt ans les grandes innovations théâtrales ? Soni Labou Tansi, qui est burkinabé, Koffi Kwahulé, toute la francophonie extrêmement vivace au Québec. Une des grandes apparitions de ces dernières années est Wajdi Mouawad, libano-québécois-français, sans compter Lepage, sans compter les grands Belges… Et je ne parle pas de toute l’Afrique du Nord où existent d’excellents artistes, qu’il ne s’agit pas de diriger mais avec lesquels il faut dialoguer et qu’il faut soutenir quand ils sont empêchés d’écrire ! Dans le domaine du théâtre, si on cherche des œuvres fortement marquantes, c’est là qu’on les trouve. C’est une facilité de considérer qu’il suffit de nommer un délégué à la francophonie sans le doter de services substantiels… Rien de plus absurde par exemple que le communiqué du ministère disant qu’il chassait le Tarmac pour y installer Théâtre Ouvert, sous prétexte que le lieu appartient à l’Etat, avec l’idée naïve que le travail spécifique de Théâtre Ouvert pourrait intégrer la francophonie comme dans un grand magma… Voyez le festival de la francophonie de Limoges, endroit de haute compétence et d’action dans ce domaine. Voyez aussi l’importance des réseaux à soutenir, comme celui des instituts français à l’étranger dont le rôle est capital. Travailler en réseau, cela veut dire connaître, collaborer dans le respect des autres, offrir des services, des conseils et des moyens, car rien ne se fait non plus sans moyens.

Quels sont les freins à ces chantiers nouveaux ?

R. A. : J’ose le mot : la navigation à vue, au risque de l’incompétence. Nul ministre ne peut être omniscient, mais il est nécessaire qu’il s’entoure de collaborateurs expérimentés et parfaitement avertis. Voilà aussi pourquoi les nouvelles équipes ont intérêt à rester en contact avec les anciennes ! Le risque de cette incompétence est d’aboutir, comme aujourd’hui, à des ruptures de fait avec la profession. On ne s’étonnera pas alors de constater qu’il y ait, dans certains endroits, des dérives dans la mission des CDN. Au-delà de tout cela, les mesures annoncées comme devant servir de phares à la politique culturelle me paraissent inquiétantes. Le « passe culture » attribué aux jeunes est ainsi susceptible de graves dérives. La décentralisation, de Vilar à Vincent, repose sur une idée très exigeante de l’art. Il ne s’agit pas de donner au plus grand nombre l’occasion de se distraire et de consommer images ou textes, comme s’il s’agissait d’accéder à un marché de la culture, mais de faire connaissance avec cette chose rare qu’est l’émotion esthétique. Notons d’ailleurs qu’une telle tentative a échoué en Italie… Le succès de la décentralisation a été rendu possible par une collaboration étroite avec les enseignants et les diverses fédérations de culture populaire. Voyez le rôle essentiel qu’ont joué les Ceméa à Avignon. Des résultats extraordinaires ont été obtenus par la collaboration entre enseignants et praticiens de l’art en certains endroits, mais le chapelet de réussites n’a pas abouti à la réalisation d’un projet global ouvert à tous.

Pour quelles raisons ?

R. A. : Comme pour le reste, parce que cela relève d’un défaut du projet politique. L’éducation artistique est certes l’acquisition de savoirs et de techniques mais aussi une éducation de l’imaginaire. Les Anglais le réussissent très bien dans leur enseignement : leur école ne forme pas d’abord des techniciens ou des érudits mais des gens ouverts, capables de s’adapter parce que l’école a développé leur capacité d’imaginer et de créer. Tel est le sens véritable du projet d’éducation artistique : ajouter un complément indispensable à la définition de l’éducation. Voilà qui est sans doute difficile à comprendre pour un esprit petit bourgeois ou pour des politiques qui se revendiquent de la normalité du Français moyen. Ce n’est pas à ce Français moyen qu’il faut demander l’effort d’imaginer une politique ambitieuse dans ce domaine ! L’extension nécessaire de l’éducation artistique réclame des moyens importants. Le « passe culture » coûte cher. Le danger, c’est que les sommes qui y seront consacrées soient ponctionnées sur des crédits généraux infiniment plus utiles ailleurs… Une idée aussi indigente que ce « passe culture » est dépourvue de véritable générosité dans la mesure où elle relève d’une incapacité à croire à la possibilité d’une collaboration des imaginaires pour transformer la société. La pratique de l’art, associée à l’acquisition d’un savoir, est extraordinairement enrichissante pour les futurs métiers des enfants et leur insertion dans la vie sociale. Voyez à cet égard la vivacité du secteur amateur et ses bénéfices civiques ! Ce secteur devrait d’ailleurs être rattaché au ministère de la Culture. Là encore, la cause est essentielle et n’est pas assez réfléchie ! C’est peu dire qu’il y a encore des choses à faire et la stagnation actuelle est d’autant plus stupéfiante qu’elle a lieu sous le mandat du premier Président de la République réellement cultivé depuis vingt ans ! Il est incroyable de l’entendre faire de magnifiques discours alors que, faute d’une politique culturelle qui renoue avec une réflexion sur les rapports entre la politique et l’art, son projet demeure infirme et reste prisonnier de vieilles routines et de gadgets inutiles.

 

Propos recueillis par Catherine Robert

A propos de l'événement

"Repenser les rapports entre culture et politique".

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