La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon / 2009 Entretien / Gérard Noiriel

Refonder l’alliance de l’artiste et du savant

Refonder l’alliance de l’artiste et du savant - Critique sortie Avignon / 2009

Publié le 10 juillet 2009

Historien et directeur d’étude à l’EHESS, Gérard Noiriel analyse la dialectique de la réflexion et de l’émotion à l’œuvre au théâtre depuis Aristote et, suivant le paradigme brechtien, plaide pour le décloisonnement de l’art et des sciences sociales, afin de retrouver une articulation entre le fond et la forme.

La lecture de votre essai montre un théâtre en crise. Quels en sont les facteurs ?
Gérard Noiriel : Après plusieurs décennies d’expansion, le théâtre public connaît depuis plusieurs années une crise qui s’accentue aujourd’hui et révèle des failles couvant depuis longtemps. De la Poétique d’Aristote jusqu’à Brecht, la dramaturgie s’est construite dans l’articulation entre émotion et réflexion, en lien avec une visée civique et critique, par la voie du sensible. La division du travail entre les « créateurs » et les « animateurs socioculturels », amorcée avec Malraux et confortée avec Lang n’a cessé de se creuser, au point qu’existent désormais deux mondes clivés. L’institutionnalisation de l’esthétique, un certain postmodernisme nihiliste, l’autonomisation et la professionnalisation de l’art théâtral ont souvent déplacé les préoccupations vers des enjeux purement formels. De fait, la bipolarisation s’est accentuée entre les « créateurs de plateau », c’est-à-dire les artistes reconnus et soutenus dans le dispositif public, au risque de devenir une avant-garde académique, et les « bricoleurs d’avenir », qui travaillent dans des réseaux moins légitimant, souvent liés à l’action culturelle, et souffrent d’un manque de reconnaissance. Le problème a été aggravé par la redéfinition de la culture comme « expression de soi » sous le ministère Lang, ce qui a brouillé les critères d’évaluation des œuvres. En période de restriction budgétaire, les tensions se trouvent exacerbées par la concurrence accrue pour les financements. Ceux qui ne bénéficient pas des aides publiques peuvent avoir le sentiment d’être victimes de décisions arbitraires. C’est le retour de la crise qu’avait pointée Brecht dans les années 30, entre un théâtre focalisé sur l’innovation esthétique et un autre tourné vers l’action civique, crise que le théâtre épique avait pour ambition de résoudre.
 
Comment Brecht articule-t-il la forme et le fond ?
G. N. : Il s’inscrit en continuité des conceptions développées par Aristote et Diderot. Avec le théâtre épique, il entreprend de relier l’intellect et le sentiment, la science et l’art, qui s’étaient progressivement éloignés à partir du 19ème siècle. A la propagande nazie qui bafoue la connaissance et s’appuie sur la séduction des foules au nom de l’identité allemande, il répond par une dramaturgie qui capte l’attention du spectateur par les rebondissements de la fable tout en stimulant son esprit critique pour lui donner des armes de résistance à la manipulation du « nous ». Pour cela, il puise dans les analyses du marxisme, considéré alors comme une science de la société, et construit une intrigue qui transpose ses processus historiques et met en jeu la dialectique des contraires. La distanciation introduit un double recul critique. D’une part, par un déplacement de l’action dans le temps et dans l’espace, elle procède à une désidentification, à une mise en crise du « nous », pour éviter que la passion et les logiques identitaires l’emportent sur la raison. D’autre part, elle insuffle une étrangeté aux croyances familières pour amener à reconsidérer ce qui semble « naturel ». Brecht applique cette démarche intellectuelle à son propre milieu, en montrant que la confrontation artistes/savants est le meilleur moyen de dépasser les limites de leurs « nous » respectifs.

« Les réseaux de diffusion mais aussi les publics et les propositions artistiques paraissent de plus en plus segmentés »
 
Pourquoi vous semble-t-il plus que jamais nécessaire de renouer cette alliance entre les sciences sociales et le théâtre ?
G. N. : Les réseaux de diffusion mais aussi les publics et les propositions artistiques paraissent de plus en plus segmentés : schématiquement, les institutions tendent à se replier sur l’élite cultivée avec un art d’avant-garde, tandis que d’autres salles attirent les jeunes issus de l’immigration en programmant du hip-hop et en faisant du « sociocu ». Cette spécialisation favorise les replis identitaires. Or l’action culturelle fut constitutive de la création du théâtre de service public. C’est au nom de la démocratisation des publics que s’est justifiée l’intervention de l’Etat après guerre. Un des facteurs de l’échec relatif de cette démocratisation, essentiel, bien que souvent occulté, est le fait que l’art, la science et l’action civique, les trois dimensions de la culture, ont été séparées et forment trois mondes qui s’ignorent de plus en plus. Cette séparation constitue non seulement un obstacle à la démocratisation de la culture, mais nuit aussi à l’innovation, dans les domaines artistiques comme scientifiques. Il ne s’agit pas de faire croire que nous pourrions échanger nos places, mais d’inventer dans la pratique, de nouvelles formes de dialogue entre artistes, chercheurs et acteurs de la vie associative. Je crois à la richesse des échanges, à la confrontation des points de vue, à la complémentarité des connaissances. Le théâtre se mutile quand il se replie sur la propagande ou sur l’esthétisme, de même que l’histoire ou la sociologie se mutilent quand elles s’enferment dans leur forteresse positiviste. Cette alliance, qui reste à inventer, fait partie de la rénovation des politiques culturelles à imaginer.
 
Entretien réalisé par Gwénola David


 
A lire : Histoire, Théâtre, Politique, de Gérard Noiriel, éditions Agone, 2009.

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