Rafaële Minnaert met en scène une version épurée et élégante de Polyeucte

Devoir ou passion ? Le fameux dilemme qui assaille les personnages cornéliens s’exprime ici avec une intensité particulière, qui au-delà des enjeux habituels – la raison d’État, l’autorité des pères… –  laisse émerger l’influence déterminante que peut avoir la foi religieuse sur les hommes. « Je vous aime / Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même » avoue Polyeucte, nouvellement converti au christianisme, à Pauline. La jeune fille a épousé ce seigneur d’Arménie en se conformant à la volonté paternelle, alors qu’elle était éprise de Sévère, chevalier romain qu’elle a ensuite cru mort et qui est entretemps devenu favori de l’empereur Décie. Nous sommes en 250, en Arménie, et l’Empire persécute les premiers chrétiens. À l’écoute du texte, ici présenté dans le lieu atypique de l’Espace Bernanos, associé à la culture chrétienne et aux concerts plutôt qu’au théâtre, on se dit que la pièce est injustement méconnue, reliée à tort à l’idée d’une tragédie chrétienne quelque peu surannée, desservie peut-être par une résolution dans le dernier acte qui peut sembler artificielle et abrupte. Il n’empêche, le texte sublime conjugue intensité et subtilité, et son aspect religieux, loin de tout exotisme, loin d’un simple éloge de la foi, résonne hélas avec notre époque, meurtrie par un fanatisme religieux virulent. Comme le souligne à juste titre la metteure en scène Rafaële Minnaert, comédienne chevronnée et spécialiste du répertoire classique, « représenter Polyeucte c’est essentiellement le dire. » Et pour bien le dire, il s’agit de trouver sa liberté à travers le prisme parfait de l’alexandrin, de révéler par le poème toute la vivacité des conflits intérieurs, toute la puissance des émotions.

Plaire à Dieu, est-ce négliger le monde ?

Forts d’une impeccable diction, les comédiens maîtrisent les stances. Très touchante, Aloysia Delahaut mêle en Pauline, l’un des plus beaux personnages féminins de Corneille, à la fois un cœur ardent et un imperturbable sens du devoir envers son père puis son époux. Romain Duquaire accorde à Polyeucte noblesse d’âme et foi absolutiste, sans fureur, mais dans une intransigeante conviction comme absente au monde. Alexandre Leprince-Ringuet incarne Sévère, amant parfait et malheureux, entre fougue amoureuse et noble générosité. Aucun décor, si ce n’est en fond de scène une monumentale reproduction de la gravure de François Chauveau qui illustra l’édition originale. Néarque, l’ami de Polyeucte qui lui conseille de plaire à Dieu et de négliger «  et femme, et biens, et rang » ( Nicolas Pierchon) ; Félix, père de Pauline, sénateur romain et gouverneur calculateur et autocentré (François Marais) ; Stratonice, confidente de Pauline – « À raconter ses maux souvent on les soulage » dit-elle, psychanalyste avant l’heure – (Dominique Journet Ramel, en alternance avec Laurence Le Dantec) mais aussi le confident de Félix Albin (Ronan Vernon) et le domestique Fabian (Augustin Ledieu) complètent la distribution. Ça et là des fragilités subsistent. Conçus par Philippe Parent, qui signe aussi la scénographie et les lumières, les costumes sont absolument superbes. Créé en 2020 juste avant le confinement, L’Illustre Paveur ainsi que la troupe ont bien fait de tenir bon !

Agnès Santi