La Terrasse

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Avignon / 2019 - Entretien

Muriel Plana, Le théâtre politique, une enquête et une expérimentation

Muriel Plana, Le théâtre politique, une enquête et une expérimentation - Critique sortie Avignon / 2019 Avignon

Entretien
Muriel Plana
Théâtre et politique : quelle relation ?

Publié le 23 juin 2019 - N° 278

Professeur en études théâtrales à l’Université de Toulouse II, membre du laboratoire interdisciplinaire LLA-CREATIS*, auteure de Théâtre et Politique*, Muriel Plana livre son analyse sur la relation entre théâtre et politique.

Qu’est-ce qu’un théâtre politique selon vous ? En quoi se différencie-t-il d’un théâtre engagé ou militant ?

Muriel Plana : Une œuvre de théâtre politique est avant tout dialogique : autrement dit, elle a une autonomie, fictionnelle, et une spécificité, poétique, qui lui permettent de dialoguer avec les contenus idéologiques qu’elle présente ou qui la traversent, sans leur être asservie ni se confondre avec eux, et donc de les critiquer. Si les théâtres engagés et militants ont leur utilité politique et sociale en contexte et proposent parfois des formes novatrices et ouvertes, le théâtre politique s’en distingue parce qu’il est, non un moyen d’expression et de communication d’une vérité déjà là, mais une enquête et une expérimentation, physique et verbale, qui problématise et dramatise la conflictualité ou la réversibilité entre différentes thèses afin d’atteindre, à la fin, une plus grande vérité. L’œuvre politique fait place, à l’intérieur d’elle-même, à la contradiction et au conflit. Le théâtre politique a donc une ambition philosophique sans se réduire à une philosophie.

« L’œuvre politique fait place, à l’intérieur d’elle-même, à la contradiction et au conflit. »

Est-il possible de caractériser l’évolution du théâtre politique depuis les années 1980 ?

M.P. : Dans les années 80 et 90, le théâtre politique a été ringardisé (comme Brecht ou le féminisme !) par les scènes postdramatiques au profit d’un théâtre, au pire, purement formaliste et néoclassique, au mieux, purement métaphysique. A partir de 2002, avec l’accession de Le Pen au second tour de la présidentielle, l’apolitisme du théâtre postmoderne a commencé à être critiqué par certains artistes et chercheurs. Puis, après la crise de 2008, les théâtres militants et engagés sont redevenus à la mode, mais très vite tout le monde s’est dit « politique », « féministe » et même « queer » en usant de ces mots comme de labels pour entrer dans le marché en proposant des spectacles-thèses ou des performances-produits qui continuaient à être, esthétiquement et politiquement, dans l’orbite postmoderniste. Le théâtre politique réel, quant à lui, est resté en marge du marché ; des œuvres ont été écrites et représentées pendant ces trente ans mais elles ont été rejetées, marginalisées ou bien lues à travers le prisme postdramatique demeuré la norme de la scène contemporaine institutionnelle.

Ce théâtre postdramatique n’est donc pas politique ?

M.P. : Il ne l’est pas, en particulier dans ses formes dites performatives qui ne sont pour la plupart qu’une imitation formelle de la performance plasticienne politique, féministe et queer de la fin du 20e siècle. Je pense montrer dans ma recherche en quoi les présupposés antirationalistes, anti-textuels et anti-fictionnels du théâtre postdramatique, son rejet de la représentation et de la théâtralité, et son lien intrinsèque avec l’idéologie néo-libérale postmoderniste, l’ont dépolitisé.

Alors qu’aujourd’hui le politique est parfois associé à une forme d’impuissance, que signifie l’expression d’un théâtre politique ? Peut-il se perdre dans une forme de nihilisme ?

M.P. : Le politique comme puissance d’agir est toujours désiré. Je ne compte pas les jeunes artistes, étudiants et étudiantes qui le désirent, mais ils se méfient des modes et ne sont pas dupes, par exemple, des théâtres participatifs ou performatifs pseudo-démocratiques qui, sous couvert d’émanciper le spectateur, le présupposent, le traitent en cobaye et reconduisent les rapports de domination entre scène et salle. Ce qui est refusé, c’est donc le politique réduit à la communication sur le politique, à l’image d’un spectacle dénonçant la consommation sans en démonter les mécanismes, voire en les reproduisant, la fausse transgression, la fausse subversion. Alors que nous sommes pris entre ce qu’il faut bien appeler la « pipeau-sphère » néo-libérale faussement progressiste et la « facho-sphère » identitaire, le politique comme quête du pouvoir d’agir sur notre monde, en articulant rationnellement nos désirs individuels et collectifs, et non en nous aliénant à nos affects manipulés et à nos déterminismes, est plus que jamais nécessaire et désiré.

Un nouveau théâtre politique émerge-t-il en France ?

M.P. : Je me réjouis que des points de vue marginaux, alternatifs aux points de vue habituellement dominants sur les scènes contemporaines s’expriment, et qu’on reprenne à Brecht l’appel au décentrement épique. Mais ce travail doit être problématisé. Il doit être non de vécu mais de fiction. C’est ça, la polyphonie du théâtre politique : s’opposer à la reproduction visible ou invisible des dominations et des injustices (surtout les siennes) mais en repensant et en contextualisant ces dominations à chaque fois. C’est du travail : expérimenter une pluralité de langages et de pensées contradictoires, le faire dans des espaces fictifs et symboliques et le faire en les individualisant et en les stylisant. Pour moi, le travail de l’artiste et le travail du spectateur sont autonomes et spécifiques mais égaux en légitimité a priori. Donc pas de censure morale ou idéologique côté production, et droit total à la critique esthétique et politique des œuvres côté réception. Les points de vue conflictuels, même entre la scène et la salle, gagnent à être confrontés rationnellement sur les scènes mais aussi dans la critique, universitaire ou médiatique. Il ne s’agit donc pas de s’enfermer dans une identité et de rejeter pulsionnellement tout ce qui nous fragilise. Le dialogue réel (non une apparence de dialogue) ne doit jamais s’interrompre entre production et réception ni entre les points de vue divergents si nous voulons sortir de l’idéologie, qui tente de réduire à de l’identitaire, à du moral ou à du psychologique ce qui est fondamentalement d’ordre social, économique et politique. Le théâtre politique relève d’abord d’une « critique de soi » et de sa propre société.

« Le dialogue réel (non une apparence de dialogue) ne doit jamais s’interrompre entre production et réception. »

Comment le théâtre contemporain devient-il visible aujourd’hui ? Comment s’organisent les réseaux de programmation ? N’est-on pas là dans un monde opaque où les critères sont flous ?

M.P. : Nous avons pris à bras le corps, à travers l’organisation de Journées d’études dans mon laboratoire LLA-CREATIS à l’Université de Toulouse II, ce problème essentiel du flou et de l’opacité des « normes » dominantes de la scène contemporaine, en travaillant sur les critères et les valeurs de la programmation et de la production. Quels sont les critères de sélection des œuvres ou projets ? Comment se décide la valeur artistique ? Qu’est-ce qui détermine la reconnaissance d’un ou une artiste ? Cette recherche collective répond à une attente très forte des jeunes artistes en formation (nous avons un master écriture dramatique et création scénique) mais aussi du milieu des artistes confirmés et des institutions. Il s’agit, à chaque fois, non simplement par l’outil sociologique, mais à travers un dialogue esthétique et politique franc entre artistes, formateurs, chercheurs et institutions, d’expliciter publiquement les critères et les valeurs qui les déterminent, que ce soit en création, en édition (nos publications aux PUM Nouvelles Scènes/Francophone), en enseignement, en recherche et en diffusion.

Y a-t-il une place pour le questionnement métaphysique dans le théâtre politique ?

M.P. : J’ai tenté de montrer qu’un théâtre politique idéal, en s’adressant à nos deux parts (rationnelle et irrationnelle), pouvait laisser place au questionnement métaphysique, mais que l’irrationnel ne pouvait pas y être décrété : s’il est bien la mise en scène d’une polyphonie de thèses conflictuelles et s’il pousse ces thèses jusqu’à l’extrême, à travers la fiction poétique, il aboutit forcément à un reste encore énigmatique. En posant les questions du mal ou de la mort, ce théâtre, qui tient de l’enquête et non de la révélation, ne les résout pas avant d’avoir confronté, sur sa scène contradictoire, portées par des corps et des voix, comme dans les romans de Dostoïevski, autant de réponses possibles à ces questions, dont certaines sont psychologiques, sociologiques, politiques, d’autres fantasmatiques ou utopiques, d’autres, encore, métaphysiques.

 

Propos recueillis par Agnès Santi

 

*Lettres, Langage et Arts – Création, Recherche, Émergence en Arts, Textes, Images, Spectacles

* Théâtre et Politique Modèles et concepts, Théâtre et Politique Pour un théâtre politiquement contemporain (Editions Orizons)

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