Monnè, outrages et défis
Stéphanie Loïk adapte la critique au vitriol de la colonisation romancée par le grand écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma et confie à un trio talentueux son incarnation scénique.
Djigui Keita, roi des terres de Soba, grande ville imaginaire du Madingue,
voit son pays envahi par les « Nazaréens ». Résistant d’abord à l’impudente
puissance des Blancs à laquelle il finit par succomber, il accepte de collaborer
avec eux, imposant à son peuple le « monnè », c’est-à-dire l’outrage ultime en
malinké, mot quasi intraduisible en français comme si la puissance de
l’humiliation n?existait que dans la langue de ceux qui la subissent. Avec ce
récit des compromissions africaines dans la colonisation, Ahmadou Kourouma signe
un conte féroce qui n?épargne aucune des faiblesses et des bassesses humaines :
quelle que soit la couleur de leur peau, les hommes sont prêts à trahir, à
vendre, à utiliser leurs semblables pour un peu plus de pouvoir, un peu plus de
richesse, ou l’espoir d’un train traversant l’Afrique jusqu’à Soba qui
flatterait l’orgueil de Djigui Keita.
L’épique et le politique
Adaptant le roman du grand Ivoirien pour la scène en respectant sa langue
inventive et foisonnante, au lyrisme émaillé d’humour, Stéphanie Loïk a choisi
de concentrer l’histoire autour de la rencontre entre trois comédiens dont les
postures et le jeu s’harmonisent dans le contraste. Hassane Kassi Kouyaté
incarne le roi Djigui, dont la fierté roide est bientôt entamée par l’âge et la
soumission. D’ de Kabal est Soumaré, l’interprète qui accélère la colonisation
en évitant le bain de sang, figure complexe des paradoxes éthiques de la
collaboration. Phil Deguil offre sa présence hiératique et serpentine à tous les
toubabs sûrs de leur droit, Français et Allemands, militaires et civils, se
partageant l’Afrique avec l’appétit du lion et le cynisme du renard. Sur un sol
de sable rouge et devant un large écran qui module les couleurs d’une tragédie
continuée, la parole se déploie en un impossible dialogue entre des valeurs, des
attitudes et des discours qui ne sont que l’expression des rapports de force
dont les peuples asservis par l’Europe ont été et continuent d’être aujourd’hui
les victimes sacrificielles. Poursuivant son exploration des textes africains,
Stéphanie Loïk offre, avec l’adaptation de ce roman à l’intérêt et à la force
politique majeurs, l’occasion de découvrir un regard et une parole rares sur
l’histoire des errements coloniaux.
Catherine Robert
Monnè, outrages et défis, d’après le roman d’Ahmadou Kourouma ;
adaptation et mise en scène de Stéphanie Loïk. Du 20 mars au 21 avril 2007. Du
lundi au samedi à 20h ; relâche le dimanche. Le TARMAC de la Villette, Parc de
la Villette, 211, avenue Jean-Jaurès, 75019 Paris. Réservations au 01 40 03 93
95.