Elle brûle
Une famille d’aujourd’hui qui plonge dans un [...]
Certainement l’un des spectacles les plus marquants de la saison dernière, le mordant Crocodile trompeur de Samuel Achache et Jeanne Candel est de retour aux Bouffes du Nord en passant par Vanves. Etonnant, créatif et drôle, novateur et émouvant, c’est à ne pas manquer.
A notre avis, l’on pourrait éventuellement manquer le début, arriver en retard tant le long prologue introductif, conférence vaseuse sur l’harmonie des sphères, entre esprit de sérieux et dérision, lance le spectacle sur les rails d’une métaphore à l’ironie trop appuyée. Pour le reste, il n’y a rien à jeter et Crocodile trompeur offre un moment de théâtre, de théâtre-opéra pour être précis, comme il est rarement donné d’en voir. Inspiré de l’opéra de Purcell, Didon et Enée, Le Crocodile trompeur est l’œuvre de deux jeunes metteurs en scène, Samuel Achache et Jeanne Candel, dont on connaît le goût pour ce qu’il est convenu d’appeler l’écriture de plateau. Moyennant un travail d’improvisation et la virtuosité des artistes – musiciens et comédiens confondus – l’inventivité et la créativité sont au rendez-vous d’un spectacle qui régénère le théâtre et magnifie en même temps la beauté de l’émotion lyrique. Sincèrement factices, les larmes de ce crocodile trompeur savent aussi faire rigoler.
Avalanche d’idées
Les adeptes d’art lyrique pourraient d’ailleurs en être pour leurs frais car l’opéra de Purcell est largement revisité, et ses parties musicales amputées. Même si la trame de l’amour trahi de Didon pour Enée structure le spectacle, et même si, encore une fois, la partition chantée – et jouée – de Judith Chemla est d’une beauté saisissante, on assiste quand même à une plongée, façon Monty Python, dans le corps – et l’âme – de la reine dévastée, à une direction musicale conduite baguette à la main et chaussures de ski aux pieds, ou encore à un second tableau posé dans un décor chaotique, sous le tempo aléatoire de la chute d’une goutte d’eau qui résonne aigu en tombant dans une soucoupe, quand le cœur de Chemla, amplifié par le micro posé sur son sein, sonnait grave quelques minutes auparavant. A travers ce bric-à-brac scénique et cette avalanche d’idées, le spectacle ne se perd jamais, déjoue sans cesse les attentes – qui est comédien ? qui est musicien ? Cet acteur est-il vraiment anglais ? -, mélange les genres et les tonalités, torture les codes du théâtre et de l’opéra, bref, déroule une partition à la mécanique réglée au millimètre bien qu’engendrée par les hasards, qui fouille au cœur la douleur de la reine de Carthage quand elle réalisa que ce crocodile trompeur d’Enée la quittait. Bluffant.
Eric Demey