Aimer si fort
Spectacle mêlant danse, théâtre, performance [...]
Dag Jeanneret met en scène une œuvre du jeune Brecht, dans sa nouvelle traduction revue par Hélène Mauler et René Zahnd. Un spectacle à la forme élégante et au fond tumultueux.
Pour avoir eu raison trop tôt contre l’avide appétit de l’aciérie et de ses sbires, Jaurès fut sacrifié sur l’autel du capital, comme le furent, quelques années plus tard, les Spartakistes berlinois. Le jeune Brecht, qui avait publié des poèmes patriotiques faisant l’éloge de l’héroïsme militaire au début de la Grande Guerre, attendit 1916 pour découvrir le matérialisme et devenir un de ses Heimkehrer qui espéraient pouvoir rentrer à la maison, lassés des combats fratricides qui déchiraient l’Europe. Kragler, le héros de Tambours dans la nuit, ressemble à tous ces jeunes gens, spectres désorientés revenus des tranchées et devenus allergiques à l’action et à l’engagement politique, préférant les bras et le lit de leurs femmes à toute tentative révolutionnaire permettant de faire rendre gorge aux commanditaires de la boucherie de 14. « Des soldats qui hier encore, gendarmes de la réaction, assassinaient des prolétaires révolutionnaires en Finlande, en Russie, en Ukraine, dans les Pays baltes, et des ouvriers qui laissaient faire, ne sont pas devenus en vingt-quatre heures des agents conscients du socialisme », dit Rosa Luxemburg : telle est l’analyse qu’illustre Tambours dans la nuit, écrit par Brecht en 1919, peu après l’écrasement de la révolution spartakiste.
Jouir ou lutter ?
Terrible écho aujourd’hui, quand la cruauté de la guerre économique laisse les exploités aussi perplexes et déroutés que les victimes de la Première Guerre mondiale : c’est cela qu’entend Dag Jeanneret et que sa mise en scène fait clairement comprendre. Cécile Marc invente une belle scénographie aux mouvements élégants, qui crée des espaces de jeu soutenant le texte et explicitant parfaitement les situations des répliques et de l’avancée de l’intrigue. Le décor ne s’enferre pas dans la référence historique, pas plus que les costumes d’Eric Guérin : on peut donc projeter sur les atermoiements de Kragler ceux de nos contemporains, plus avides de jouir que de lutter. Les comédiens sont tous excellents : ils parviennent à donner pleine mesure et puissante intensité à chacun des personnages, sans jamais entamer l’unité de l’ensemble. La fluidité et l’harmonie de ce spectacle réussissent à servir le tumulte politique et psychologique du texte de Brecht, et a l’intelligence de ne pas caricaturer l’individualisme forcené de ses malheureux protagonistes. Dag Jeanneret signe ici une belle réalisation et sert subtilement une pièce qui a l’immense intérêt de poser des questions plutôt que d’asséner des réponses.
Catherine Robert