Les lieux de culture doivent être des lieux de vie
Cécile Marie est directrice du théâtre Paul [...]
Avignon / 2016 - Entretien / Jean Bellorini
Artisan talentueux d’un théâtre exigeant et populaire, sachant conjuguer le terrible et le joyeux, Jean Bellorini adapte Les Frères Karamazov dans l’espace grandiose de Boulbon. Le théâtre, art sacré…
Après Victor Hugo ou Rabelais, vous poursuivez dans la veine de l’adaptation de grands textes littéraires… Pourquoi Dostoïevski ?
Jean Bellorini : Le pari est fou ! C’est en 2008 au Théâtre du Soleil lors de la lecture par Patrice Chéreau du Grand Inquisiteur, célèbre moment fort du roman, que j’ai vraiment rencontré l’œuvre. Ce roman polyphonique me fascine par les questions et contradictions qu’il soulève, et parce qu’il affirme la nécessité absolue de la liberté au-delà de la religion, au-delà de l’opposition entre le bien et le mal qu’on est enclin à simplifier et quantifier, au-delà de la raison. C’est un hymne à la liberté qui résonne très fortement dans notre époque trouble. Déployant questionnements métaphysiques, récit d’amour et intrigue policière, les retrouvailles et les confrontations des frères à partir d’un enjeu financier concret génèrent une quête de la compréhension de l’autre et de soi. Déchirés par leurs conflits intérieurs, Dimitri l’impétueux, Ivan le philosophe dont l’esprit s’enflamme, Aliocha le mystique qui cependant doute, et Smerdiakov le fils bâtard, haineux et amer, questionnent l’abandon de Dieu, le libre arbitre et la culpabilité, et les mécanismes de la haine ordinaire. Pourquoi l’homme a-t-il eu besoin de s’inventer Dieu pour vivre et s’élever ? Cette question complexe m’interpelle.
« C’est un hymne à la liberté qui résonne très fortement dans notre époque trouble. »
Comment résonne cette liberté ?
J. B. : Il y a une phrase que j’aime beaucoup dans le roman. « Car le mystère de la vie humaine n’est pas seulement de vivre, mais de savoir pourquoi l’on vit. (…) il n’y a rien de plus tentant pour l’homme que la liberté de sa conscience, mais rien de plus douloureux. » On ne peut renoncer et s’affranchir de cette liberté. Dostoïevski exprime toutes les contradictions sans choisir telle ou telle alternative, sans revendication ni conclusion franche. Dans l’incarnation et dans le récit, la troupe porte ensemble cette parole vertigineuse qui fait coexister les contraires à travers un chœur, et à travers la musique, très présente, qui résonne de ce qui ne peut être dit. Les personnages s’expliquent pour en découdre, et ce qui se noue entre ce qui est dit et ce qui est entendu crée une incompréhension. Il est d’ailleurs troublant de penser que le roman devait être suivi par un second opus où Aliocha revient en terroriste fanatique afin de renverser l’Empire. Les personnages sont loin d’être des archétypes !
Et pour parler de l’homme dans le monde, vous évoquez le sort de l’enfant Ilioucha…
J. B. : Je reviens toujours aux enfants dans Karamazov. La souffrance des enfants y est un sujet particulièrement poignant et important. Le petit Ilioucha meurt, et aucune justice humaine ou divine ne peut donner un sens à l’incompréhensible, rien ne peut le justifier. Et pourtant, au-delà de cette noirceur, j’aimerais qu’émerge l’idée de la beauté du monde. L’œuvre est aussi un hymne à la vie où une pousse de bonheur peut se faufiler comme un lichen qui tient et s’accroche. Nous sommes heureux de jouer à la Carrière de Boulbon, comme de petits êtres face à la falaise et à l’immensité du monde !
Propos recueillis par Agnès Santi
à 21h30, relâche les 14 et 20. Tél : 04 90 14 14 14. Durée : 5h entracte compris.
Cécile Marie est directrice du théâtre Paul [...]