La formation théâtrale en France
Libérer l’acteur de ses blocages
Pour Declan Donnellan, « l’art du théâtre est d’abord l’art du comédien ».
Qu?il dirige des acteurs anglais, russes ou français, le metteur en scène
britannique fait jaillir sur scène la sève brûlante de la vie? Il explique ici
sa vision de la formation.
Vous commencez votre ouvrage L’acteur et la cible, Règles et outils
pour le jeu* en décrivant l’instinct du jeu, observé chez les bébés. Le
jeu peut-il s’apprendre ?
Jouer est en effet un réflexe humain, tout comme respirer. Dès sa naissance,
un individu ne cesse de jouer, parce qu’il cherche en vain sa vérité. Il ne peut
découvrir son « vrai » moi que dans ses actions, il ne peut l’éprouver que dans
le jeu. Peut-on apprendre à quelqu’un à respirer ? Non. Le rôle du pédagogue
consiste moins à instruire l’acteur qu’à l’aider à se libérer de ce qui
l’empêche d’exister. Ces blocages sont souvent vissés par la peur. Notre époque
vit aussi dans un état de contrôle des corps et des cerveaux effrayant. Les
artistes, encore plus que d’autres, tendent à se forger une forteresse pour se
protéger de la réalité. Cette muraille devient prison. La formation vise à nous
libérer de nos forteresses imaginaires.
« Sur le plateau, l’énergie surgit des rythmes et des impulsions générés par
l’écriture et qui s’expriment par le mouvement du corps tout entier. »
Comment dénouer ces blocages ?
Les exercices corporels, quotidiens, sont essentiels. Il ne s’agit pas de
devenir un athlète mais simplement d’« être » dans son corps, d’aiguiser la
réceptivité aux stimuli externes, de développer les sens. La formation doit
aussi ouvrir et muscler l’imagination, qui, parce qu’elle interprète les
sensations, permet de percevoir et de dégager une signification. C’est la
possibilité de produire des images à partir de ce nous ressentons qui nous relie
au réel. La disponibilité, l’écoute, la capacité à être totalement dans
l’instant, constituent des qualités essentielles à mes yeux. Je commence
toujours les répétitions par de la danse et des exercices physiques. Le
processus de travail sur une pièce passe par la dé-cérébralisation du texte pour
en découvrir la musicalité et la sensualité. L’intellectualisation finit souvent
par étouffer une ?uvre. Sur le plateau, l’énergie surgit des rythmes et des
impulsions générés par l’écriture et qui s’expriment par le mouvement du corps
tout entier. J’essaie de libérer et de canaliser les potentialités, de les
inscrire dans un jeu collectif. A la fin du processus, le texte ne constitue
plus qu’un symptôme de tout ce qui se passe en dessous des mots.
Vous parlez beaucoup de la « cible », au c’ur de votre méthode. Que
désignez-vous ainsi ?
Une chose très simple, réelle ou imaginaire, concrète ou abstraite, mais
située hors de moi. Si je vous demande ce que vous avez fait la semaine
dernière, votre regard va errer quelques instants puis se fixer sur un objet ou
un point précis, qui, à ce moment, sera votre cible, et vous aidera à concentrer
votre énergie et à raviver votre souvenir. L’acteur ne fait rien sans objectif.
Son jeu devient faux lorsqu’il est perdu dans son intériorité, dans un
narcissisme mécanique. La cible l’aide à transférer vers l’extérieur ses
fonctionnements internes, ses instincts, ses sentiments, ses pensées et ses
désirs. La peur coupe l’acteur de la cible et le paralyse. Le pédagogue doit
donc guider les jeunes et les aider à se défaire du jugement pesant sur leurs
épaules, de la honte, de l’envie de plaire? Tout cela les empêche d’être
eux-mêmes et bloque leur talent.
Quelle importance accordez-vous à la technique ?
La technique apporte une base indispensable, mais elle ne remplacera jamais
l’élan de vie. Elle doit avoir le bon goût de ne pas se laisser voir et de ne
s’attribuer aucun mérite. Le perfectionnisme n?est que vanité. L’acteur ne peut
pas s’appuyer sur des certitudes, il doit avoir foi en lui.
Voyez-vous des différences nationales dans la formation des acteurs ?
La différence majeure relève d’un choix politique, même si persistent des
distinctions, liées aux contextes culturels et à la langue, aux codes de jeu,
aux références esthétiques, au statut du vrai et du faux ou encore à
l’engagement physique. En Russie, les comédiens entrent dans une troupe à l’âge
de 22 ans et, pour la plupart, y restent toute leur vie. Ils ne vivent pas dans
la crainte de ne plus travailler, d’être rejetés. Or tout être redoute d’être
cueilli, aimé puis abandonné. La stabilité d’emploi n?écarte certes pas
totalement la peur, mais elle atténue le sentiment de fragilité. La permanence
change radicalement les relations au sein de la troupe et avec le metteur en
scène. Elle permet d’atteindre presque immédiatement une tonalité commune.
Entretien réalisé par Gwénola David
L’acteur et la cible, Règles et outils pour le jeu, de Declan Donnellan,
éditions L’Entretemps, 2004