La Terrasse

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Etat des lieux de la danse en France

Le pouvoir fictionnaire de la danse

Le pouvoir fictionnaire de la danse - Critique sortie
© D. R.

Publié le 30 novembre 2011

Philosophe, fondateur du Département de Danse à l’Université Paris 8, professeur émérite d’esthétique théâtrale et chorégraphique, Michel Bernard observe les plateaux et côtoie les chorégraphes dans leurs studios pour questionner la danse dans son essence.

Pourquoi récusez-vous la pertinence des qualificatifs « moderne », « postmoderne » et « contemporaine » appliqués à la danse ?
Michel Bernard :
Ce vocabulaire, formaté par la classification catégorielle institutionnelle et par un dessein pédagogique, voire un désir de valorisation, se fonde sur une approche chronologique, devenue axiologique, qui ne correspond pas aux qualités intrinsèques de la danse. La modernité est un concept d’origine historique mais il a glissé vers un paradigme dominé par l’idée de progrès et de raison. De même que postmoderne ou contemporain, ce terme recouvre des réalités chorégraphiques très hétérogènes et, de fait, se révèle peu opératoire pour désigner le contenu de la danse. Cette classification souligne les moments de rupture mais ne dit rien des qualités intrinsèques de chaque œuvre, d’autant plus que, dans la démarche de création, chaque artiste affirme le caractère inaliénable de sa singularité.

 « Le processus sensoriel fonctionne exactement comme l’énonciation du langage. »

Comment concevoir, à partir de ce qui fonde intrinsèquement la danse, un outil à même de penser cette diversité ?
M. B. :
Il me semble plus intéressant de partir du pouvoir “fictionnaire“ de la sensi-motricité. Les recherches que j’ai menées en travaillant concrètement en ateliers avec des chorégraphes m’ont permis de comprendre que le processus sensoriel fonctionne exactement comme l’énonciation du langage, c’est-à-dire que tout comme je projette, dans ma parole, la réalité supposée de l’autre, objet ou être vivant, le sentir projette des fictions, des virtualités, car la sensation n’est jamais pure mais est contaminée par tous les autres sens. Le philosophe Merleau-Ponty a montré que nos sensations s’entrecroisent comme un chiasme. Ma théorie chiasmatique généralisée considère le sentir comme un spectre sensoriel doté de plusieurs bandes réactives. La sensation naît du mélange produit par ces différentes franges. Par exemple, le toucher est habité par l’ensemble des perceptions de la vue, de l’audition, du goût, etc. En reprenant la notion de « scanning inconscient » du psychanalyste Anton Ehrenzweig, se dégagent sept tonalités sensorielles fondamentales : la picturalité, la plasticité, la fragrance, la saveur, la musicalité, la théâtralité et l’orchésalité. La création artistique consiste en un balayage de ce « scanning ». 

Dans votre dernier ouvrage, vous évoquez les « dérives actuelles de quelques arts ». Quelles sont celles que vous observez sur la scène chorégraphique ?
M. B. :
J’utilise le terme « dérive » dans le double sens du mot, donc pas seulement dans la connotation négative. Actuellement, ce qu’on appelle la danse, sous ses formes multiples, tend de plus en plus à se soumettre à un impératif de spectacularisation, si bien que se trouve parfois évacué ce qui me semble être le plus riche de cet art. Ou bien elle s’enferme dans sa propre expérimentation. La majeure partie des productions aujourd’hui manque, pour moi, de cette dimension créatrice qu’exige une œuvre artistique. Je distingue trois catégories d’artiste. Les « brodeurs » restent dans le sillage des modèles consacrés, notamment Martha Graham, Cunningham ou Trisha Brown dont ils modulent les fondamentaux, certains avec faculté d’hybridation et d’innovation stimulante. Les « surfeurs » savent s’appuyer sur l’air du temps et ont l’habileté d’user de toutes les modes de spectacularité, avec plus ou moins d’inventivité et de créativité. Les « planeurs » sont, eux, en quête de nouveaux modèles de créations et d’expériences esthétiques inédites, portant sur les mécanismes fondamentaux de la corporéité, renouvelant la visibilité et l’écoute, qui demeurent souvent très hermétiques et incompris par le public.

Le champ de recherche reste encore très vaste…
M. B. :
Pour reprendre l’expression de Marc Le Bot, l’art est l’expérience de l’énigme, de l’ambivalence et de l’altérité. Dès qu’il prend une forme trop circonscrite, il se sclérose. En ce sens, je me sens proche de la pensée chinoise, qui s’intéresse non pas à la forme ou à la couleur mais à la tension entre les deux, à l’énergie qui sous-tend le geste. La richesse, la complexité et l’ambiguïté de la sensorialité, c’est-à-dire tout ce qui nous habite et constitue notre corps sentant, est essentiel dans mon approche. Et je crois que les gens ne sont pas assez conscients de l’importance de leur sensorialité…

Entretien réalisé par Gwénola David

A lire : Généalogie du jugement artistique suivi de Considérations intempestives sur les dérives actuelles de quelques arts, de Michel Bernard, éditions Beauchesne, 2011.

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