Le corps disponible en question
Que révèlent les corps aujourd’hui ?
Entretien Lise Saladain
Publié le 23 février 2018
Lise Saladain, impliquée à divers titres dans le milieu chorégraphique, Directrice déléguée du Centre de Développement Chorégraphique National Bordeaux Nouvelle-Aquitaine, La Manufacture, est aussi docteure en science de l’éducation. Elle vient d’écrire une thèse portant sur une étude anthropo-didactique des conditions de transformation des dispositions corporelles chez les danseurs contemporains professionnels, à travers une approche critique de la notion de « corps disponible » dans le champ chorégraphique.
Qu’est-ce que le concept de « corps disponible » ?
Lise Saladain : Il s’agir d’abord de préciser la question de départ : corps disponible de qui, pour qui, pour quoi ? De fait, j’ai travaillé sur le corps du danseur à l’usage du chorégraphe pour créer. Je l’ai analysé dans trois situations de création observées pendant deux ans, de 2014 à 2016 : dans un CCN, auprès d’un chorégraphe venant de sortir de CCN, et dans une compagnie conventionnée. Il s’agit donc d’écritures reconnues au plan institutionnel. J’ai ensuite réalisé dix-sept entretiens avec ces danseurs et chorégraphes. J’ai mené un travail sur le discours et sur la pratique de création. L’enjeu de ce travail de doctorat était de rendre intelligible ce concept de « corps disponible » et de comprendre comment il apparaissait dans la pratique du métier de danseur.
Comment émerge-t-il comme élément de discours dans le champ de la danse contemporaine et pourquoi ?
L. S. : Cette notion apparaît réellement dans les années 90. Avec des occurrences de plus en plus fréquentes jusqu’en 2017. Le « corps disponible » naît sous l’effet des situations produites par les acteurs du monde de la danse, eux-mêmes imbriqués dans des conditions pratiques déterminées et construites par et dans le monde néolibéral. Il se trouve que c’est sensiblement à la même époque, en lien avec cette entrée dans le néolibéralisme, que la liberté apparaît sous le visage de l’autonomie, un terme utilisé à foison, que ce soit dans la danse, dans l’entreprise, dans le monde de l’éducation, dans la formation… Avec tout ce que cela suppose de sur-responsabilisation de l’individu. D’un côté on affirme que l’individu a toutes les armes pour se prendre en main, de l’autre, les contraintes sont énormes.
Quelles sont les conditions de transformation des dispositions corporelles chez les danseurs contemporains professionnels ?
L. S. : Danseurs et chorégraphes travaillent avec des temps de création qui se réduisent. De manière consubstantielle, on assiste par exemple à l’absence de classes données par les chorégraphes. Ce qui n’était pas le cas dans les années 80 où l’on pouvait définir des interprètes de type Bagouet ou Brumachon-Lamarche par exemple. Aujourd’hui, les danseurs – même au sein de CCN, y compris les plus « bankable» ou connus – sont obligés, pour vivre de leur métier, de travailler avec un grand nombre de chorégraphes. Ils doivent donc enchaîner des temps de création avec certains, des temps de diffusion avec d’autres, des temps de reprise de rôle avec un troisième, etc. Quand je me suis entretenue avec ces danseurs, ils disaient apprécier de passer « d’un corps à l’autre ». Comme s’ils n’en subissaient pas les conséquences. Néanmoins, si on examine un peu mieux leur discours, ils témoignent d’un manque de temps entre chaque session de travail. Ils relatent la complexité d’entrer dans la chorégraphie en l’absence de classes, sans parler des blessures (50% des danseurs interrogés). Conjointement, pour les chorégraphes, les conditions de création peuvent s’avérer difficiles. Par exemple, il peut leur être très compliqué de réunir tous leurs danseurs pour une semaine de résidence, malgré une planification préalable. Les conditions pratiques de la création sont déterminantes dans l’apparition de ce phénomène de corps disponible.
« Les conditions pratiques de la création sont déterminantes dans l’apparition de ce phénomène de corps disponible. »
Les chorégraphes s’inquiètent pour l’originalité de leur œuvre interprétée par des danseurs « nomades », imprégnés de toutes sortes de techniques et de façons de prendre le mouvement…
L. S. : Lors des entretiens, l’un des chorégraphes m’a parlé, avec une lucidité étonnante, d’une forme de contagion esthétique. Et effectivement, alors que je sortais d’une semaine d’observation, j’ai remarqué que pour trois des danseurs que je suivais dans les temps de création, je retrouvais à la fois des qualités de geste, de mouvement, ou même une phrase entière en provenance de l’œuvre préalablement observée chez un autre chorégraphe. Bien sûr ce n’est pas la même écriture mais des éléments transfusent. Ce que je pointe en faisant apparaître cette idée de corps disponible, c’est l’articulation qui se joue entre les dispositions d’un corps et les disponibilités de ce même corps. C’est une vraie complexité de la création, notamment par rapport à l’injonction de singularité.
Qu’est-ce que cette notion recouvre pour ceux qui l’utilisent ?
L. S. : Le concept de « corps disponible » n’est pas utilisé de manière explicite. Les chorégraphes ne cherchent pas un corps disponible, leur objectif est de créer, de produire un geste et un matériau chorégraphiques. La complexité, c’est qu’il s’agit d’une maîtrise du danseur. C’est à la fois la chose à transmettre, le moyen de cette transmission et le lieu de sa propre réalisation. Cette problématique de « corps disponible » s’inscrit dans un partage entre chorégraphe et danseur, dans une négociation entre ce que produit le corps du danseur et ce qu’attend le chorégraphe.
Le concept de « corps disponible » est-il compatible avec l’idée même d’enseignement de la danse ? Ne risque-t-il pas de formater encore davantage les danseurs ?
L. S. : Bien sûr, l’enjeu se situe certainement du côté de la formation, même si je ne l’ai pas posé dans ma thèse. Ce travail de modélisation du concept de corps disponible fait apparaître de nombreuses aptitudes, que l’on peut relier au processus de fabrication du danseur, donc à la formation initiale. Jean-Christophe Paré, interrogé sur la manière dont on fabrique des danseurs de manière théorique au CNSMDP, remarque : « sur un plan philosophique on pourrait dire que fabriquer un danseur, c’est fabriquer quelqu’un de très désobéissant, mais qui sait comment il désobéit ». Il faut ainsi qu’il soit capable de négocier avec les situations qu’il va rencontrer, d’utiliser certains savoir-faire plus que d’autres à bon escient. « Il ne faut pas faire la révérence aux références », affirme-t-il, ajoutant même qu’il « ne veut pas savoir ce qu’on attend des danseurs dans le champ chorégraphique, car alors on ne pourrait pas penser la formation. »
Que révèlent les corps des danseurs aujourd’hui ?
L. S. : Privilégier l’autonomisation de l’individu crée une forme de nouveau sujet social, avec des répercussions dans les champs économiques de la création et du spectacle vivant. Tout en étant hyper contraint et dans une subordination salariale, le danseur doit faire preuve d’une énorme flexibilité, d’une immense autonomie, dans un champ où il est extrêmement impliqué. Les corps révèlent un état de société, qui se répercute aussi sur le plan éducatif.
Propos recueillis par Agnès Izrine