La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Le Cirque contemporain en France

Circassien discipliné

Circassien discipliné - Critique sortie
© Christophe Raynaud de Lage

Les évolutions du cirque : regard sur un parcours et une pratique

Publié le 11 novembre 2014

Formé chez Fratellini, à la tête de sa compagnie depuis 1992, le jongleur Jérôme Thomas a traversé l’aventure du cirque pour s’imposer en véritable tête chercheuse et en artiste accompli. Il pose un regard précis et précieux sur son art.

Vous avez toujours été dans la revendication du jonglage en tant qu’art à part entière. Où en sommes-nous ?

Jérôme Thomas : C’est un acquis maintenant, on a tellement d’artistes merveilleux qu’on peut même parler d’auteurs en jonglage. Le jonglage aujourd’hui a un chapeau beaucoup plus large que l’on pourrait nommer la jonglistique. C’est une façon un peu sémantique de parler d’une notion qui englobe deux grands domaines. Le premier s’apparente aux travaux du chercheur Jean-Michel Guy sur le jonglage. Le second, c’est cet immense domaine que sont les objets non codifiés : cela peut être une planche de polystyrène, un oreiller, un porte-clefs… Des objets qui entretiennent un rapport à la pesanteur différent, mais cette différence peut jouer aussi sur les volumes et la prise en main, et ça touche alors à la dimension de manipulation et au théâtre d’objets. Un jongleur aujourd’hui s’applique à un travail sur la perception, et il va être aussi doué dans le terrain de son patrimoine de jonglistique que dans sa capacité à être force de proposition sur des objets non codifiés. Cela génère des artistes qui sont dans le jeu, la dramaturgie, la théâtralisation de l’objet ou la chorégraphie. Le champ s’est considérablement ouvert. Aujourd’hui, la notion de transversalité est acquise. La réforme que l’on a mise en place à la SACD pour le cirque a permis de considérer que la notion de transversalité existait au sein de chaque répertoire : le théâtre fait de la danse, la danse fait du cirque, le cirque fait du théâtre… C’est une histoire de poupées gigognes que l’on peut désormais envisager comme on veut. Par contre, ce qui est important, c’est que les auteurs sachent de quel répertoire ils sont nés. On pourrait donc dire qu’on arrive aujourd’hui au « cirque à nouveau », qui a compris que au sein de cette transversalité acquise – que je pourrais appeler post-transversalité -, on va faire du cirque. C’est encore une fois une manière sémantique de s’y retrouver, mais les auteurs doivent reprendre en main cette capacité de nommer et comprendre de cette façon-là ce qu’ils font, alors même qu’aujourd’hui, on veut que l’artiste soit un performeur complet. Il sait danser, jongler, écrire un texte, il sait certes tout faire… !

« Si j’existe encore à cinquante-et-un ans, c’est que j’ai décidé de ne pas savoir tout faire, mais de savoir faire une chose très bien. »

Les formations supérieures souhaitent que les élèves sachent « tout faire », mais c’est lié à l’injonction de se plier à un marché du travail et à des débouchés que l’on souhaiterait très larges…

J. T. : Pour perdre les étudiants il n’y a pas mieux que de faire ça. C’est là un discours de communicant, mais ce n’est pas un discours d’art. Si j’existe encore à cinquante-et-un ans, c’est que j’ai décidé de ne pas savoir tout faire, mais de savoir faire une chose très bien.

Vous allez diriger la prochaine promotion du CNAC…

J. T. : La transmission est un axe très important de mon travail. Faire des œuvres, oui, mais dans un tel contexte de commerce, cela ne me convient plus, c’est trop dur. Le système est d’une violence inouïe. D’ailleurs je félicite les jeunes, je vois bien ces étudiants qui sont tous formidables car ils y vont à fond, mais ce sont des prises de risque énormes face à la réalité du métier. Je vais faire de la recherche fondamentale sur les agrès avec les étudiants de la 26ème promotion du CNAC pendant deux semaines au pôle cirque de Cherbourg, dans le cadre de la création de leur spectacle de fin d’études. De telles phases de résidence et de recherche sont devenues aujourd’hui un luxe suprême.

Revenons à cette expression de « cirque à nouveau »…

J. T. : Le cirque unit l’ensemble des artistes avec un point commun qui est la notion d’agrès. Un clown a un nez rouge, un acrobate a un trapèze, un jongleur a trois balles, un acrobate a un autre acrobate pour le porter sur ses épaules. Cela veut dire qu’on peut avoir une démarche totalement chorégraphique dans un ouvrage, il suffit qu’on touche un trapèze, une corde ou un émerillon, pour que cela nous renvoie de façon très naturelle à la notion de cirque. Il existe un corps circassien qui se dégage des trois registres du cirque que sont la jonglistique, l’aérien et l’acrobatie. Le cirque à nouveau n’est plus dans cette problématique de savoir si le cirque est un art ou un espace, ou s’il est traditionnel ou contemporain, dans la mesure où les deux sont louables. Dans l’un il s’agit de façonner un numéro ou une composition de quelques minutes, dans l’autre d’expérimenter. Mais un des travers du « cirque à nouveau », c’est de mettre en œuvre un rapport de force à l’ouvrage : il y a une tendance à vouloir surligner le trait, dans le muscle ou dans la poésie, pour que ça marche. Il ne s’agit pas d’un jugement que je porte, car cette tendance est liée à la peur face aux problématiques économiques. En outre, on constate aujourd’hui que le cirque, qui existe pleinement dans l’imaginaire collectif, possède le répertoire le plus pauvre ! Quand on regarde les chiffres de la SACD, on voit à quel point un domaine d’expression aussi puissant dans la diffusion ou l’événementiel, dans les médias ou la publicité… existe si peu. Tout le monde se revendique du cirque mais sans déposer ses œuvres en cirque. Heureusement certaines équipes le font, comme le Cirque Trottola ou la compagnie XY. En lien avec cette notion de « cirque à nouveau », je ne pense pas du tout que les artistes doivent être indisciplinés. Bien au contraire, je pense qu’ils doivent être à nouveau disciplinés.

 

Propos recueillis par Nathalie Yokel

 

Over the Cloud, spectacle de fin d’études du CNAC par Jérôme Thomas. Centre National des Arts du Cirque, 1 rue du cirque, 51000 Châlons-en-Champagne. Du 10 au 18 décembre 2014. Tél. : 03 26 21 12 43. Le Manège, 2 boulevard du Général Leclerc, 51100 Reims. Du 4 au 6 mars 2015. Tél. : 03 26 47 30 40.

A propos de l'événement


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